Mais avant de partir de Manon IGNASZEWSKI de 2°1 - 2e prix lycée
«Ça
ne va pas du tout ! Vous vous surmenez… Voyons, calmez-vous,
Monsieur, j’ai compris que vous n’aviez
jamais pris de repos,
mais justement, profitez-en maintenant ! Enfin je ne veux pas
vous énerver, je dis simplement ce qui est. Écoutez, j’ai deux
conseils à vous donner pour mettre fin à vos phases d’apnée
nocturnes : je veux que vous évitiez toute activité trop intense
qui ne ferait qu’augmenter la fréquence de ces crises. Je sais que
vous avez toujours été actifs et que vous croyez encore pouvoir
tenir ce rythme ;
mais vous n'avez plus la vigueur de vos vingt ans ! Vous êtes
assez jeunes pour songer à vos quinze prochaines années, trop âgés
pour vous user davantage. Si vous vous videz de vos forces
maintenant, je ne donne pas cher de ces précieuses années qui vous
restent.
C’est ainsi que j’en viens à mon second conseil : changez
de rythme, ralentissez, Monsieur ! Vous aussi, Madame !
Acceptez un nouveau rythme plus adapté à votre âge, et vous aurez
sans aucun doute la chance de voir plus longtemps vos petits-enfants.
D’ailleurs, cette petite-fille que vous avez là est charmante. »
Ma
grand-mère tourne le regard vers moi, pas le grand-père.
Après
une courte réponse de celui-ci, qui fit bien comprendre au médecin
qu’il aurait tout aussi bien pu s’adresser à un mur, nous
quittâmes le cabinet. Dans la voiture, mon grand-père explosa et
cribla d’un nombre assez conséquent d’injures ce médecin
vraisemblablement incompétent. Lorsque nous sommes rentrés, ma
grand-mère dit, en s’asseyant sur le canapé que, tout de même,
ce docteur avait raison, ils étaient moins vaillants qu’avant.
Toussaint,
dans la campagne solognote sous une pluie gelée. La nuit dernière,
vers minuit, j’ai entendu mon grand-père suffoquer. Je me suis
immobilisée devant mon livre, glacée par l’agonie de sa
respiration, son étouffement. J’avais envie de respirer pour lui,
je me suis mise à inspirer plus fort, tandis que j’entendais sa
respiration revenir et ma grand-mère s'affoler. Cela n’avait duré
en tout qu’une trentaine de secondes, mais assez longtemps pour
m’effrayer, et graver dans ma mémoire les instants où il tentait
de retrouver son souffle, et ceux, plus calmes, où il expirait. Le
lendemain, ma grand-mère m’expliqua que ce genre de crises lui
arrivait une fois tous les ans, et qu’il n’y avait pas lieu de
s’alarmer.
Le
lendemain soir, nous nous sommes installés au coin du feu comme nous
le faisions toujours à ce moment précis de la journée. Mon regard
s’est alors plusieurs fois détourné vers le grand-père, avachi
sur le canapé, ronflant bruyamment à côté de moi. Le chien,
encore allongé sur le tapis, au grand dam de ma grand-mère,
étreignait
fermement
les chevilles de son maître, ses pattes posées sur ses pantoufles
élimées. Si ma grand-mère ne nettoyait pas ce tapis, il serait
sans doute aussi blond que le chien.
A
cause de cette crise effrayante, je me mis à ressasser les souvenirs
que je partageais avec mon grand-père. Et je me suis alors retrouvée
face à un large vide qu’avait creusé une inexistence de
souvenirs ;
je me remémorai quelques promenades en forêt, de maigres
conversations, quelques paroles gentilles qui m’avaient surprise…
J’ai tenté pendant plusieurs minutes de surprendre dans ces rares
images, aussi vieilles que les chaussons du grand-père, un instant
de bonheur, éphémère mais marquant – en vain. Lorsqu’il me
semblait avoir atteint quelque chose, mes pensées me redirigeaient
vers la journée de mon arrivée chez eux. Un jonglage de quatre
heures entre des trains m’avait fourbue, l’absence de regards et
de paroles réconfortantes de mon grand-père à mon arrivée acheva
de me déprimer. Je croyais que mon moral n’aurait pu descendre
plus bas, mais je vis avec effarement que la télévision supportait
les vociférations de l’ancêtre avec beaucoup plus de calme que
moi. Et assise sur le canapé à côté
de lui,
l’idée que l’entendre suffoquer me fasse mal m’avait traversée
comme une flèche. Je l'ai contemplé un instant, somnolant la bouche
grande ouverte, la tête renversée sur quelques coussins. Une autre
idée me vint,
celle de souffrir quand il lui arrive quelque chose ;
elle ne me dérangeait finalement pas en soi. Mais je n’étais
même pas sûre qu’il aurait peur pour moi si quelque chose
m’arrivait. Je tente toujours de comprendre les autres, mais l'âme
de ce vieil homme me semble à jamais fermée. Tout ce dont j'aurais
besoin serait d'entrevoir un flot d'amour surgir de son visage aride.
Cet
après-midi, rythmé par d’incessantes giboulées, mon grand-père
est rentré à la maison, humide, les souliers crottés : « Il
est tombé une de ces pissées ! » Il est ressorti bien
vite, et ma tante m’apprit quelques heures plus tard ce qui était
arrivé. Une énorme moissonneuse s’était embourbée dans un mètre
de terre détrempée au beau milieu d’un champ ; il avait
fallu quatre tracteurs et cinq bons conducteurs pour sortir la bête
de son trou. Il avait raconté cela, d’après ma tante, les yeux
brillants, un sourire - toujours discret - tordant sa bouche
boudeuse.
Enfin
une réaction que je pouvais comprendre !
Mon grand-père était paysan, aux vaches et aux champs presque
chaque jour de chaque année, sans repos le dimanche, sans vacances,
jamais. Il avait été de surcroît maire pendant trente-six ans de
sa petite commune, qui meurt un peu plus chaque jour au rythme des
petits vieux et de la prolifération des tombes dans le cimetière.
Il avait toujours fait quelque chose, même durant le jour le plus
banal, le plus insignifiant de sa vie. Et voilà qu’il se retrouve
à la retraite, coincé entre son potager et son Figaro, et qu’il
voit tous ceux qu’il connaissait disparaître les uns après les
autres ; il sent alors tout le poids du fardeau austère de la
vieillesse qui lui retombe violemment sur les épaules. Alors il
s’active, le grand-père ; dans son potager, pas une carotte
de déplacée, pas un chemin de ses forêts qu’il n’ait déblayé,
pas une vieille dame qu’il n’ait oubliée de conduire chez le
rhumatologue, pas une occasion, enfin, qu’il n’ait manquée de
repasser à sa ferme située à deux pas de chez lui, reprise par
l’aîné de ses fils. Il l’aide dès que possible ; le
grand-père peut alors faire ce qu’il a toujours fait ;
peut-être pas ce qu’il a toujours aimé faire ; mais au moins
une chose à laquelle il est habitué et rompu depuis longtemps. Je
comprends donc cette lueur étrange qui a baigné ses iris bleus
quelques instants, éclairé son visage rude, souvent immobile,
impassible. Il ne veut rien montrer et je ne vois jamais rien.
Cette
nuit, après la journée éprouvante que le grand-père a passée à
parcourir à vélo des chemins sous une bruine détestable, à
manœuvrer des tracteurs dans la campagne glacée, la crise a
recommencé, plus violente cette fois. Tétanisée comme lors de la
précédente, je n’ai pas remué, je suis restée bloquée dans mon
lit, le souffle court, à attendre que sa respiration devienne calme.
Mais l’étouffement ne finissait pas. J’entendais ma grand-mère
s’agiter et lui parler. Lorsque ses inspirations inexistantes
refirent leur apparition, elle se mit à prier à voix basse, comme
elle le faisait souvent en plein milieu de la journée - j’entendais
alors un chuchotement confus dans lequel seuls des mots typiques des
prières qu’elle avait réussi à m’apprendre étaient audibles.
Elle les récitait dans des moments de calme, et avait à mon avis
beaucoup à faire étant donné le nombre de gens à qui elle
promettait de prier pour eux. Et je suis sûre qu’elle ne mentait
jamais à ce propos.
Au
fur et à mesure que le grand-père s’apaisait, la voix de ma
grand-mère se faisait plus forte et elle implora à
voix haute tous
les Saints possibles. Puis,
arrivée à Saint Antoine, celui qui aide à retrouver les objets
égarés, sa voix saccadée et violente s’arrêta brusquement et je
l’entendis retomber sans force sur le matelas. Avait-elle réagi
ainsi par peur de le perdre, ou était-ce de l’amour ?
Une
durable insomnie me ravit les nuits suivantes, qui ne virent
heureusement pas d’autres crises. De son côté, ma grand-mère
avait du mal à contrôler cette peur qui la tenaillait, et était
très faible, au point que cela devienne inquiétant. Elle passa un
temps à l’hôpital et revint vite. Quelques heures avant son
retour, j’avais vu mon grand-père bêcher dans le jardin, l’œil
aussi perdu et éteint que les joues brillantes. Je me suis fait
sévèrement houspiller pour avoir osé m’approcher de lui un
mouchoir à la main. Il avait utilisé une arme terrible, sa voix,
sarcastique et vilaine, qui me réduit quand je l’entends à l’état
d’objet ridicule et inutile tant elle est méprisante. Cela veut-il
dire qu’il aime ? Et qu’il n’aime pas le montrer ?
Je
les retrouvai tous les deux les vacances suivantes, sur la petite
place de la gare, mon grand-père, égal à lui-même, muet avec moi,
sourd à mes paroles - me voyait-il seulement ? - qui avait
refait quelques crises, apparemment toutes aussi bénignes que les
précédentes ; ma grand-mère, tellement plus faible que d’habitude,
les yeux brumeux, comme ses cheveux gris.
Et
un jour que mon grand-père roulait à vélo sur le chemin qui
séparait sa maison de la ferme, il n’a plus pu pédaler, ni se
retenir de tomber, ni penser. La nuit même, ma grand-mère le
suivit, comme elle le faisait toujours pour tout. Maintenant, ils
n’ont plus besoin de ralentir, ils sont déjà loin. La mort est
donc le surnom du temps ; ces démons incontournables ne font
qu’un.
Quel
est ce silence ? Cette horloge qui rythmait ta vie compte à
présent, sans bruit, les instants désormais innombrables de ta
sieste éternelle. Ce cœur qui battait, le tien, suivant depuis tant
d’années les secondes qui s’écoulaient, ne se fait plus
entendre. Le silence de ta fin, la fin de ton temps, tant d’amour
que je ne t’ai pas donné ; et si peu de mots qu’il t’aurait
fallu dire, pour que je sache si tu m’aimais.
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Jean Herpin