2024 La boucle de Laroucle Léopold RAGOT, T-1 2e prix ex-aequo
La boucle de Laroucle
Il était (au moins) une fois, à Toucle, vivait Laroucle, un homme au crâne orné d’une simple touffe de cheveux formant une longue boucle. Laroucle allait à LaBoucle se faire coiffer sa boucle. En boucle à Toucle revenait à LaBoucle Laroucle pour sa boucle et en boucle à Toucle à LaBoucle Béatroucle coiffait la boucle de Laroucle. Mais, un sombre jour à la Toucle, Béatroucle tomba sur la boucle de Laroucle et coupa cette dernière.
Il me semble important de revenir sur ce catastrophique drame régionalo-nationalo-mondial qui frappa LaBoucle. Selon les dires de Béatroucle, une scène fantasmagorique fut à l’origine du mal.
Tandis que celui-là accomplissait sa sainte mission, trois fous entrent dans LaBoucle, suivis de cent coqs blancs à langue de vipère, trente poules à dent, mille boucs non émissaires, trois ânes à tête de mule montés sur leurs grands chevaux, un loup, un flamant rose et une pie peu bavarde à cervelle de moineau. Les trois étrangers font les cent pas dans LaBoucle avec leurs compagnons de route. La pie se jette dans la gueule du loup, les boucs passent du coq à l’âne, un fou tombe sur du papier et finit au bout du rouleau, le second, en voyant son partenaire à terre, a les bras qui lui en tombent, le troisième donne un coup de poignard dans le dos d’un coq pour avoir la chair de poule et en faire tout un plat avant de barguigner le flamant rose. Soudain, les boucs cassent les pieds puis s’envoient en l’air avec Béatroucle qui tombe des nues. Un coup de vent soulève la feue boucle et la met sur le fil du rasoir du barbier avant de couper court à son existence. En voyant son membre vigoureux tomber, Laroucle explose de colère. Emportés par cette bourrasque d’ire, tous les animaux et fous dégagent le plancher. La légende prétend que tout Toucle a entendu les terribles mots que Laroucle a prononcés : « Nom d’une pipe en soie ! ». Pour conclure sur cet épisode peu glorieux, on peut dire que Béatroucle était prêt à raconter n’importe quoi pour se trouver des excuses.
Quelles qu’eussent été les conditions du drame, les conséquences furent terribles. Laroucle se mit à chouiner et se rouler par terre si bien qu’en quelques minutes, le sol de LaBoucle resplendissait de mille feux, à en aveugler quiconque le regardait. Béatroucle, bon commerçant, se servit de la désolation de son ami afin de fonder une entreprise de ménage, mais cela est une autre histoire. Bref, cette histoire dura cinq ans.
Lorsque Laroucle se fut remis de sa malchance, il ne tarda pas à vouloir récupérer son bien, sa splendeur, à savoir sa grandiose boucle. Il alors quémanda séance tenante à Béatroucle un moyen d’accomplir son dessein, lequel lui apprit l’existence d’une possible solution touffue.
« Nom d’une pipe en croix ! s’écria Laroucle, si un tel prodige se peut alors je suis prêt à tenter le coup ! »
Et, sans perdre une minute, nos deux compères partirent en quête d’un remède au mal de Laroucle. Ils gravirent mille monts, franchirent cent rivières inondées d’autant de dangers et, non sans peine, ils parvinrent à atteindre la légendaire déchetterie à l’orée de Toucle. Cette dernière empeste tellement que nul n’y met les pieds depuis cinq mille ans. On prétend que là-bas, la calamité olfactive est telle que des esprits et des monstres y sont nés et que les rares habitants restés ont perdu leur humanité et ont développé des pouvoirs… inquiétants. C’est le cas de George la Grenouille et Bybo le Rat. Ce fut chez ces deux énergumènes que Béatroucle alla demander conseil, suivi de son vieil ami.
Ce fut derrière deux poubelles, entre le bruit des voitures roulant sur la nationale non loin et les notes d’un morceau de jazz issues d’une radio laissée à l’abandon, que nos deux héros dont les noms finissent en -oucle — peut-être la périphrase est-elle un peu longue — rencontrèrent George et Bybo.
Il commençait à se faire tard, le soleil s’étirait une ultime fois ce jourd’hui, souhaitant bonne nuit aux Touclois. La lumière rougeâtre brillait dans la fumée des cigarettes de George et Bybo, assis et discutant autour d’un feu improvisé avec quelques combustibles récupérés ici et là, et projetait sur les visages de ces derniers les ombres inquiétantes de leurs chapeaux de gangsters de seconde main. L’atmosphère, bien que lugubre, dégageait un certain sentiment de familiarité, voire de camaraderie et d’accueil.
Bybo et George, en apercevant nos deux héros, mirent vite fin à leur discussion à propos d’un certain article 49.3 afin de scruter les nouveaux arrivants. Laroucle en premier engagea la discussion, avec une familiarité consternante :
« Chers camarades, je me présente ici à vous dans mon plus simple appareil. En effet, j’ai naguère été privé de mon bien le plus précieux, ma robe la plus belle, mon bijou le plus scintillant, ma splendeur la plus pure ; on m’a amputé de ma magnifique boucle capillaire, qui pis est d’une manière inique sinon honteuse. Je viens donc quérir votre aide afin de me parer à nouveau de mon feu bien. Je ne suis pas fat, je me doute que la reconquête de mon apparence ne sera chose aisée si elle n’est impossible. Ce nonobstant, je suis disposé à mettre tout en œuvre, et ce sans vergogne dans le but d’exaucer les minces chances de ma fortune. »
À cela, Bybo répondit :
« Ton entreprise est de bon aloi, je daigne donc t’apporter mon support. Ne voulant te berner, je t’avoue que tes hypothèses sur la difficulté de ton dessein sont fondées. Tu te doutes, comme de raison, que ta fortune requerra hardiesse d’une part, bien entendu, mais folie d’autre part. Tu me sembles doué des deux. Mon ami ici t’indiquera le procédé que tu devras suivre. »
Ce sur quoi George renchérit par un long, mais riche de sens, croassement. Stupéfait, Laroucle recula d’un pas, compensé par l’avancé de Béatroucle qui, s’inclinant, remercia profondément ses deux hôtes avant d’entrainer son ami vers la sortie de la déchetterie.
L’ancien bouclé ne revint à ses esprits qu’à la lisière de celle-ci, où il interrogea son barbier :
« Nom d’une pipe en noix ! Par quel Phébus George s’est-il adressé à nous ? »
— N’as-tu pas compris ? interrogea Béatroucle, c’était pourtant clair comme de l’eau de roche : il nous a conseillé de faire avec les restes de ta touffe sept tours de Toucle avant de convaincre les Bretons que le Mont Saint-Michel est normand, apprendre aux habitants du Sud de la France que l’on dit pain au chocolat et non chocolatine, d’installer une paix durable entre les supporters du Paris-Saint-Germain et ceux de l’Olympique Marseille puis d’aller demander séance au mage d’Axa-les-Thermoucle. »
— Quelle compréhension fine ! s’exclama Laroucle, c’est bien digne de celle de notre cher coiffeur touclois. Je ne suis pas de ces cuistres quand il s’agit de comprendre autrui ! »
Et ainsi, non sans peine, pendant près de vingt-cinq ans, le barbier et son client petit à petit accomplirent les dures tâches et enfin atteignirent Axa-les-Thermoucle, que l’on peut facilement qualifier de bled franchement bien paumé. Là, ce fut la croix et la bannière pour trouver le mage.
Après deux jours de recherche, ils firent étape à une auberge du coin. Au souper, ils se joignirent à quelques voyageurs et ensemble ils ne s’arrêtèrent pas à s’enivrer de leurs bouteilles. Très vite, la conversation s’enjoua :
« Allons, dit un premier en décortiquant une crevette, demain soir chez ma cousine, je dois lui apporter du boudin. Là-bas nous pourrons festoyer encore et manger en hachis les restes du gigot.
— Quelle bonne idée ! N’est-ce pas toi qui m’as dit qu’elle était de la confrérie du pot au lait ? On prétend qu’elle laisse facilement aller son chat au fromage ! — Ce sera sans moi, s’opposa un troisième, je préfère encore mon flacon à vos fla-cons. — Cela vaudra mieux que tirer des poudres aux moineaux ! s’esclaffa un des festoyeurs — Il faudra faire attention au bruit pendant la fête, avertit un autre : dans le coin, le sous-préfet s’agace plutôt vite. — Pendant ma dernière fête, j’ai uniquement attiré un curé au prunier… — Arrête de boire et déjà tu auras moins de monde au balcon !…
Et tout le reste de la conversation était du même registre quand soudain rentre un vieil homme dont la présence transforme le brouhaha ambiant en un lourd silence. « Nom d’une pipe en droit, cela doit être notre homme » murmure Laroucle et, ni une ni deux, l’étranger se voit accoster par les deux Touclois. De nouveau, Laroucle babilla en premier :
« Ois, mon brave, attentivement mes mots. Je suis Laroucle de Toucle. Es-tu bien le mage d’Axa-les-Thermoucle ?
— Je suis bel et bien celui que tu crois. Je ne m’adresse que rarement à autrui, mais j’ai ouï-dire tes exploits si bien que je te juge digne d’une séance en ma compagnie. Que veux-tu de moi ? De l’or ? De douces compagnies ? Être à bonne fortune ? Des flacons à t’en imbiber les os ? …
— Je ne souhaite rien de tout cela, ô mage, je n’ose espérer que la renaissance de ma boucle capillaire.
— Alors tu es aussi fou que ta légende. Regarde-toi, tu as déjà tout ce que tu veux ! »
Passant sa main sur son crâne, Laroucle put remarquer qu’en effet, après tant d’années à suivre son rêve, ce dernier était venu à lui par le temps. « Nom d’une pipe en moi, s’énerva Laroucle, George a cabalé contre moi, il m’en a conté ! Quelle papelardise, quel patelinage, quelle tartuferie — ! »
En effet, la simple solution au problème larouclien n’était autre que le temps, quitte à le passer futilement. Là est la morale de cet apologue : l’Homme est pressé, rongé d’un insatiable désir d’instantanéité, mais, souvent, le remède de ses maux n’est que le temps.
Bref, pour finir dans les topoï simplets, Laroucle se réveilla. Ne sachant plus si les précédents événements étaient une fois de plus son éternel cauchemar ou un réel drame régionalo-nationalo-mondial, il chassa de sa tête leurs souvenirs et se rendit à LaBoucle pour que Béatroucle s’occupe de sa boucle. Là, enfin, on peut dire que la boucle est bouclée.
Commentaires