2013 LA VINGT-CINQUIEME HEURE -Louise Anfray 1-S 1er prix interlycées

LA VINGT-CINQUIEME HEURE -

                 M. Atrée restait songeur devant le hall d’entrée de son immeuble, persuadé d’avoir oublié quelque chose. Mais quoi ?
                 Il s’était pourtant bien rendu à la répétition de la classe de chant à l’église de Notre-dame de Ménilmontant, les avait ensuite accompagnés jusqu’aux grandes orgues, puis était allé déjeuner avec le directeur du conservatoire, M. Menton, au restaurant thaï ; il était également passé à l’épicerie de la rue des Amandiers prendre quelques provisions à l’intention de sa vieille voisine et, comme elle le lui avait demandé de son air impérieux de femme qui a eu du charme dans sa jeunesse et qui demande tout mais ne donne rien, était allé chercher pour elle une liste interminable de « remèdes » contre ses rhumatismes ; il avait même pensé à passer au bureau de presse pour lui acheter, comme tous les mercredis, son magazine Pleine vie à trois euros et trente centimes, et pour lui-même, le numéro daté de la veille du journal Le Temps. Le buraliste M. Mercier, homme d’une grande excentricité mais aimable et courtois avec ses clients, lui mettait toujours
de côté les vieux exemplaires du quotidien, car M. Atrée avait sa propre théorie sur la presse et l’information : « L’actualité, c’est la négation même de l’individu. On n’y connaît rien, alors on boit toutes les informations des journalistes, souvent erronées et toujours subjectives. Pour bien comprendre le monde, rien de mieux
que de lire la presse passée : on peut ainsi faire le tri entre les fausses informations et celles avérées et faire preuve d’un regard critique sur ces dernières. Et puis, vivre un peu dans le passé, c’est empêcher que celui-ci ne se dérobe trop vite à nous ; le temps passe si rapidement … », aimait-il souvent à répéter à ceux qui le voyaient acheter le mercredi l’exemplaire du mardi d’un oeil interrogateur.
               Il avait tout porté chez la voisine et voilà qu’il était devant son immeuble, l’air perplexe. Qu’avait-il bien pu oublier ?
                Il entra enfin et pénétra dans son appartement, un charmant trois pièces qu’il partageait avec sa mère avant que celle-ci fût placée dans une maison de retraite, sa santé l’obligeant à s’entourer jour et nuit d’un personnel médical. Elle était victime de graves problèmes cardio-vasculaires et les médecins lui donnaient à peine quelques mois avant d’expirer d’un infarctus ou de quelque autre mort. Son fils venait régulièrement la visiter mais il détestait ces moments où la sénilité et la  mort inscrites sur le visage maternel le renvoyaient à son angoisse du temps.
                À trente-cinq ans passés, M. Atrée découvrait seulement les joies de l’indépendance et avait décidé de changer entièrement la décoration. Plus de meubles en formica rouge, plus de napperons blanchâtres, plus de papiers peints fleuris à moitié décollés, plus de toiles cirées, non, plus rien de tout cela. Un canapé en cuir à la pointe du design trônait au milieu du salon. Le mur entre celui-ci  et la cuisine complètement modernisée avait été abattu. Des lustres métalliques noués de fils de fer étaient suspendus au-dessus des pièces. Et on ne pouvait que remarquer les tabourets en plastique d’un orange pétillant qui entouraient la table de la salle à manger. Seul témoin du passé : une pendule du début du XXème siècle qui avait appartenu aux parents de sa mère et qu’il n’avait pu se résoudre à retirer, même si celle-ci jurait singulièrement avec l’esprit de la nouvelle décoration.
M. Atrée, aussitôt arrivé, jeta un coup d’œil à la pendule. Trois heures. Il lui restait encore une bonne partie de l’après-midi pour se reposer tranquillement, maintenant qu’il s’était acquitté de tout ce qu’il avait à faire. Il prit le journal et s’installa confortablement dans le canapé. Après avoir vaguement feuilleté les pages de l’actualité nationale et internationale, son attention fut happée par un article de la rubrique scientifique :
                Une heure en plus !
                La Terre tourne sur elle-même en 24 heures : ceci est un fait acquis, depuis que les astrologues arabes ont réussi à faire les premières mesures de la durée du jour sidéral. Et cependant, des expériences récentes en neurologie remettent en cause cette idée. En effet, des analyses de l’activité cérébrale d’une dizaine de cobayes ont mis en évidence le fait qu’on observait près de 900 000 pics de concentration en  acétylcholine…
                 M. Atrée ne s’entendait nullement en neurologie. Aussi sauta-t-il quelques lignes de l’article sans chercher à comprendre toutes les finesses des expériences menées par ces chercheurs.
…Or, nous savons depuis les travaux d’Otto Loewi au milieu des années 1920 que l’acétylcholine met 100 microsecondes pour retrouver une concentration nulle après sa libération…
                 Aïe, il ne voyait pas bien où tout cela voulait bien en venir…
…Un rapide calcul nous permet donc d’aboutir au problème suivant : à supposer que le jour sidéral ne dure que 24 heures, on devrait alors relever 860 000 pics.
Or les expériences ont montré qu’on pouvait en observer 900 000 : cela nécessite donc une vingt-cinquième heure !…

                 M. Atrée interrompit brusquement sa lecture. Une vingt-cinquième heure ? Et puis quoi encore ? Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre… N’était-on pas en train de lui servir des balivernes ? Encore une aberration de la presse, sans doute… Il relut rapidement le début de l’article. Et pour autant qu’il pouvait en
juger, tout paraissait logique à son plus grand étonnement…
…Lionel Gaston, chercheur au CNRS et spécialiste en neurologie synaptique, qui a travaillé sur ces expériences, propose une explication simple mais qui bouleverse tous les horizons de recherche en neurologie : en plus des jours sidéral et stellaire, il existe un jour cérébral. Aussi l’homme est-il capable de ressentir une vingt-cinquième heure, une heure en plus ! D’autres chercheurs…
                Quoi ? Un jour cérébral ! C’était absolument incroyable ! Vingt-cinq heures… Il fallait absolument qu’il racontât cela à M. Menton ! Il n’allait pas en revenir ! Ah, mais c’était le numéro de la veille, M. Menton avait sans doute déjà lu l’article. M. Menton lisait toujours la presse en temps et en heure. Et M. Menton ne ratait pas le moindre article, la moindre ligne, le moindre mot de son journal. Il devait donc déjà être au courant.
…Toujours selon Lionel Gaston, l’Homme n’est en mesure de la ressentir que s’il en a vraiment besoin, ce qui explique que très peu de gens aient pu percevoir ce jour cérébral. Serait-ce à dire que le temps dont nous disposons suffit largement à mener toutes les actions que devons accomplir ?
                 Ses paupières tombant lourdement, il referma le journal et s’assoupit brièvement.
                 A son réveil, M. Atrée regarda la pendule. Et il sursauta. Quoi ? Encore trois heures ? Qu’est-ce que cela signifiait ? La pendule n’était tout de même pas cassée ? Il l’examina mais le mécanisme s’avérait fonctionner à merveille. Un tictac régulier, presque agressivement parfait. Il pensa aussitôt à l’heure en plus.
Serait-il possible que ce jour cérébral existât vraiment ? Et il songea que c’était peut-être le moment de réfléchir à ce qu’il avait oublié de faire puisqu’il avait du temps à perdre. Car il était toujours aussi persuadé d’être passé à côté de quelque chose… Il reposa son regard sur la pendule. Tic-tac, tic-tac … Le temps s’écoulait paisiblement et sereinement.
                 Il se repassa une nouvelle fois sa journée en tête. La répétition de chant. Le déjeuner avec M. Menton. L’épicerie des Amandiers et la pharmacie. Le bureau de presse… Non décidemment, il ne voyait pas.
                 Il alla à son bureau, consulta son agenda. Il feuilleta la page du mercredi : rien d’autre n’était prévu que ce qu’il avait fait. C’était tout de même étonnant qu’il n’ait pas le sentiment du devoir accompli… Peut-être après tout se tourmentait-il pour rien. C’est ce que sa mère lui disait souvent : à force de toujours vouloir tout faire parfaitement, il se rongeait les sangs inutilement.
                 Il retourna au salon, et s’allongea sur le canapé. Il pensa avec satisfaction à cette heure en plus qu’il vivait, se disant qu’il avait bien de la chance de savoir qu’elle existait, et que ce n’était pas une vue de son esprit : cela faisait bien une heure qu’il était trois heures. Il s’assoupit un peu mais se releva aussitôt. L’espace d’un instant, il lui était apparu que cette heure en plus n’était pas étrangère à ce sentiment d’avoir oublié quelque chose : cette heure en plus devait lui permettre d’accomplir ce qu’il avait oublié de faire. Mais de quoi s’agissait-il ? Devait-il faire part de quelque chose à M. Menton ? Ou bien aurait-il dû penser à prendre un Phildar chez M. Mercier pour la vieille voisine ? Non, ce ne pouvait pas être ça, elle ne jurait que par Pleine vie. Vraiment, il ne voyait pas. Et puis, tout cela lui faisait perdre son temps ! Il avait du travail : déchiffrer la partition d’orgue de la Missa brevis de Mozart que la classe de chant présentait le mois prochain, retravailler la toccata en ré mineur de Bach et corriger les dictées d’accords que ses élèves lui avaient rendues la semaine passée. Il n’avait certainement pas de temps à perdre ! D’ailleurs, il n’irait peut-être pas voir sa mère ce mois-ci aussi fréquemment que d’habitude, son travail ne le lui permettrait pas. Si seulement il pouvait ralentir ce temps, si pressé de s’enfuir, comme un voleur…
                 Quelle heure était-il au juste ? M. Atrée regarda la pendule. Trois heures, encore et toujours trois heures… Extrêmement bizarre. Il se pencha pour l’observer de plus près, et découvrit avec horreur qu’il n’y avait plus le moindre tic-tac. Plus de tic-tac ! Le mécanisme était cassé.
                 Le téléphone sonna, et M. Atrée s’empressa de décrocher : « M. Atrée ? demanda une voix de femme qu’il ne connaissait pas. M. Atrée ?… J’aurais préféré vous l’annoncer en face, mais vous n’êtes pas venu à la maison de retraite aujourd’hui… J’ai la tristesse de vous apprendre le décès de Mme Atrée votre mère… Crise cardiaque. Vous m’en voyez navrée…»

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