Polymorphisme 2ème prix H4 CPGE Elma Ricart

 Polymorphisme
   
Tout ce beau monde qui s’entasse, et cherche désespérément une place pour ne pas être englouti par l’absence de place ; ils sont tous là à chercher du sens.

Ici.
Un ange est venu faire sa toilette sur l’épaule du plus grand. L’autre est plus petit, sans doute. Un troisième plus loin, mais déjà trop loin, se perd dans un caillou qu’il regarde à la loupe.
La caresse du silence, qui tout à l’heure les enveloppait avec volupté, se fait de plus en plus froide, de plus en plus sèche, et le galant, bientôt lassé de ces amants par trop prodigues, prend son chapeau et se retire.
-          C’est IN-VA-RIABLE.
C’est une petite chose. C’est PRO-fessionnel ou AM-bigu. C’est terrifiant.
-          Oui, mais c’est la norme. Autrement dit, c’est AINSI. D’ailleurs, tu ne veux rien changer.
-          D’ailleurs, (s’il est possible que je m’exprime, car je ne voudrais pas déranger) tu ne peux rien changer. Tu es PARTI. Trop. Tard.
L’ange, qui a tout entendu, secoue la tête d’un air désolé et pince ses lèvres entre deux doigts pour ne pas trahir sa présence.
Mais soudain :
-          Il me semble que vous ne savez pas de quoi vous parlez. Il s’agit probablement d’autre chose.
Il a dit ça d’une voix libidineuse.
Tout d’abord le plus grand a sursauté _ il n’a encore jamais vu un ange, puis, il recouvre ses esprits et renifle.
-          C’est un sujet délicat mais non ineffable, mes amis. Et si vous voulez bien permettre à ma loquacité de s’épancher, je vous raconterai la suite de l’histoire, en passant sur ces petits détails qui NOUS nuisent et nous font perdre du temps. Bien. Où en étais-je ? Votre interruption était d’une impolitesse, fait-il délicieusement remarquer à son nouveau locataire, mais j’imagine que les anges ont tous les droits. Messieurs, reprenons, voilà, nous voici attentif et tout est pour le mieux. Il ne s’agit pas moins que d’une résolution fatale et nécessaire dans laquelle notre honneur tout entier s’engage. Compagnons, mettons à terre les bras qui nous tyrannise, nous humilie dans l’opprobre, écrasons cette force qui opprime nos chairs, cet être vil et tâché de sang ; ôtons-lui sa couronne de pacotille et rions ses chagrins d’amour, arrachons-lui les ongles ! Mes amis, zigouillons-le ! Et Messieurs-mes-acolytes-chers-confrères, je vous le dis, nous serons les bourreaux de ce poison dévorant, nous libérerons nos êtres _ et peut-être, peut-être le monde entier avec nous_ de ces chaînes infâmes, Messieurs, criez votre haine !
-          Hourra !
-          Oui ! Encore, ENCORE !
Pendant cette éloquente incitation au sang, l’ange a écouté d’un air tout d’abord approbateur, avant de retomber dans une apathie rébarbative.
-          Je ne sais pas de qui vous parlez. Mais ça a l’air drôlement intéressant. Par contre je remarque une légère obsession de votre part, comment dirais-je, une certaine attirance pour, ou plutôt inclination à _ et croyez bien que je m’efforce pourtant de croire le contraire, une inclination donc, à ne pas réellement comprendre la réalité des choses qui existent et sont bien réelles ; d’ailleurs les anges n’existent pas.
-           Ah oui ?
-          Oui.
-          Ah bon.
-          Ah vous voulez dire … ? Non je ne suis pas un ange (quelle idée). Juste un humain nu avec des ailes, en plus petit. Mais je peux voler.
-          Et on peut voir ?
-          Ca dépend, vous avez quoi sur vous ?
-          Un dictionnaire de poche. Et mes chaussures. Toi, là-bas ?
-          Des coquillages. Une loupe.
-          Parfait. Je prends la loupe et les chaussures. Merci.
Le voilà qui s’envole. Bientôt un goéland le rejoint, ils s’amusent, se découvrent et s’apprivoisent dans une innocence toute retrouvée, mais soudain l’oiseau le pique effrontément au flanc et le corps tombe, à peine retenu dans sa chute par quelques battements d’ailes souffreteux.
L’ange va s’asseoir sur un rocher. Il ne veut plus parler.

Ils se cherchent, ils s’évitent. Tout est circulaire et leurs jambes suivent le mouvement, partout la promenade dure et ne finit pas, ils n’en finissent pas, ils se taisent.
A présent ils se dévisagent.
Ils comprennent, mais doucement. Ils comprennent qu’il n’y a plus rien à comprendre et que tout est déjà derrière eux. Déjà ils se noient en se regardant vivre.
Alors, timidement, on s’approche ; on ose, on se frotte. On s’entortille.

Autre part.
Ici la conversation reprend.
«  D’ailleurs,  il n’y a pas si longtemps, un petit monsieur est venu me voir _ pas plus tard qu’avant-hier _ dans mon petit appartement au 3e, un appartement tout tranquille, sans problème, enfin tu sais de quoi je parle, ce monsieur donc, qui vient me voir, et me demande _ mais tu as peut-être déjà compris _  de compter les marches avec lui, parce qu’il ne peut pas lui, il n’en peut plus, et pourtant il le doit, tu comprends ? il le doit parce qu’il l’a promis, alors il compte, il compte, il ne sait plus s’arrêter, et pourtant il sonne à ma porte _ mais sans s’arrêter, tu me suis ? il continue à compter les marches tout en parlant, et il me dit « Monsieur, 44, 45, s’il-vous-plait, 46, 47 » mais déjà il atteint l’escalier suivant et je ne le vois plus, et voyant bien qu’il a besoin d’aide _je ne suis pas méchant moi _ je lui cours après, je lui dis « Monsieur, j’arrive ! », mais pas plus tu vois, juste « J’arrive », pas « courage » ou « tenez-bon », juste « j’arrive » et il me comprend, ou plutôt il sait que j’ai compris et que je viens et bientôt nous sommes deux à compter ensemble et perdus dans ces marches qui n’en finissent plus, mais tu me connais, je n’ai pas lâché prise… »
Un temps.
« Ah oui, c’est intéressant ! Et puis c’est rigolo, c’est ri-go-lo. »

C’est une scène féérique qui se dessine à présent. Les gens qui tout à l’heure se tenaient la main ont commencé à boire, et partout on s’embrasse. On hurle son amour. On crie ses entrailles.
Un rire. C’est l’ange. « C’est la misère qu’ils tuent avec leurs dents, regardez-les, quel spectacle ! »

Ailleurs.
 « C’est une sensation à la fois très douce et très forte, qui n’oblige à rien, mais pousse à tout. Toi, tout à l’heure, quand tu me disais que tu ne pouvais t’empêcher de contredire tes sens, et que tu t’astreignais en conséquence à la méditation, tu avais raison de vouloir me prouver mes tords et l’inconstance de mon comportement, mais tu oubliais cette dimension qui m’est chère, et qui rend vivant tout ce que j’aperçois au loin, ce sentiment qui émoustille les sens et remplit un être de la folie qui lui manque. »
« C’est une idée. Mais la vie est plus jolie en teintes pâles, ne serait-ce que parce que le flashy m’abîme les yeux.
Après tout, ça n’est peut-être qu’une question de goût. »

Un peu plus loin. (A 6 mètres)
C’est un être admirablement chétif qui parle. Il semble s’adresser à un scaphopode ambidextre ; cependant rien n’est moins sûr.
-          La solitude est l’affaire des gens qui aiment _ moi je ne connais que ça. C’est une vieille histoire qui ne nous apprend plus rien, qui se répète ; et qui lasse. J’en vomis. J’en vomis partout, pour toujours, et verticalement, c’est-à dire, tout droit vers le centre du problème, qui se trouve en profondeur, imperturbablement enraciné dans cette creuse existence que je nomme parfois orgueilleusement « moi-même ». Mais plus fatale est la chute, plus nécessaire et délicieux est l’élan qui me ramène inévitablement à la surface, et que j’abhorre d’autant plus que je le sais près à m’envahir à la moindre faiblesse. Cet élan pernicieux, tu le connais sans doute, et je ne le nommerais pas car sa morphologie dégoulinante et vulgaire est une blessure à ma bouche et mes oreilles, mais sache cependant que c’est lui qui me voûte et a imprimé des rides profondes à mon visage, à force de rêver l’inaccessible et de me perdre dans la contemplation du néant. Sur ce, il est temps de se dire au revoir, et d’aller promener son corps sur de nouveaux sentiers, qui, dans leur morne et prévisible tortuosité, ne cesseront pas, je crois, de m’étonner. Bonsoir voyageur, ce fut d’un plaisir certain.

Là-bas on s’empoigne. On s’aime très fort.

L’ange rit toujours, il s’en étouffe presque. Des soubresauts lui traversent jusqu’aux chevilles, qui claquent, et en s’entrechoquant battent la mesure d’une valse à trois temps, sur laquelle on _ c’est-à dire ceux qu’il reste _ commence déjà à danser.

Et maintenant ? je lui ai demandé.
Mais il ne m’a pas répondu parce qu’il s’en foutait.
  FIN

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