les illusions littéraires Diane TENNERONI ( 2°5) 1er prix lycée
Les Illusions
littéraires
Un
homme marchait seul dans une rue longue et étroite, balloté par une
foule pressée, joyeuse. Cet homme, c’était Didier, un trentenaire
fatigué, un écrivain déprimé, mais surtout blessé.
Au
marché aux livres de la place Maubert, son dernier ouvrage, son
meilleur roman, enfin pour tout dire le seul qu’il avait réussi à
faire publier par un éditeur, avait été vendu au poids :
quelques insignifiants grammes, exactement 69 centimes d’euro !
Inconsciemment,
il avait repris le chemin de son refuge : avec peine, il avait
gravi la montagne Sainte-Geneviève, puis s’était engouffré dans
la Mouff’. D’un naturel discret, il ne s’était jamais senti
aussi comprimé, rapetissé, gommé.
Cet
ouvrage, il avait mis tant de temps à l’écrire ! Tant de
nuits passées à tourner et retourner ses phrases, pour que surgisse
du néant le juste et le beau! Alors quoi ! Tout son travail,
toute cette sueur de l’âme renfermée en quelques centimes !
Toute son œuvre réduite comme une peau de chagrin…
Il lui
apparut sur le mur d’une école maternelle. Un corps blanc, un
grand bonhomme nu et heureux comme aux premiers temps, qui courait
sur ces murs après des oiseaux. C’était une magnifique peinture,
d’une beauté indéfinissable tant elle était simple et légère.
Rien à voir avec ces épais tableaux de maître figés. Elle s’était
glissée dans la ville, elle était vivante et lui montrait la voie.
Non,
il n’avait besoin ni de récit plus original, ni de personnages
plus attractifs. Comme la silhouette laiteuse habitait l’œil du
passant, son livre parlerait dans la bouche du lecteur. Non pas une
citation ! Ce cercueil dont les poignées sont ses guillemets,
et qui abrite des mots morts et sentencieux. Une allusion
littéraire ! Oui, une allusion littéraire qui le ferait
renaître comme un phénix, au détour d’une parole ou d’un
écrit.
Cela
faisait maintenant un an qu’il avait eu cette révélation. Un
an qu’il planchait sur la dernière phrase de son roman. Celle qui
lui donnerait du poids. Et depuis, à chaque fois qu’il passait
devant, il restait médusé de longues heures devant le génie
ivoirin qui le narguait, devant cette silhouette énigmatique et
inaccessible ; un peu comme un ver de terre amoureux d’une
étoile.
Il
espérait, mais ne voyait rien venir. C'est la maladie de la dernière
ligne, celle de la chute qui ne veut pas tomber sur le papier.
De la
cour de l’immeuble, les notes d’une Polonaise de Chopin
s’élevaient dans l’air. Un peu dure d’oreille la concierge,
Madame George, aimait à faire profiter tous les locataires de ses
goûts. Ainsi n’avait-elle pas apposée sur la porte de sa loge
cette affiche de la tournée du Chat Noir ? Laissant sa fenêtre
entr’ouverte, Didier s’allongea sur son lit, bercé par la
mélodie.
-o§o-
Il est
tôt, très tôt. Il est réveillé par les miaulements d'un
mystérieux chat au pelage couleur nuit, et qui vient d'entrer dans
sa chambre. Comment ? La fenêtre ? L'homme, surpris, se
lève, hésite, puis caresse finalement la soyeuse fourrure de
l'intrus qui en ronronne d’aise. Heureux, accepté, le chat se met
en boule et ferme ses grands yeux dorés aux longs-cils, tandis que
son maître improvisé lui verse une écuelle de lait. Le matou
trempe son museau dans le breuvage, lape et se lèche avec délice
les babines. Il bondit ensuite sur le bureau du romancier et scrute
les pages noircies d'écritures…
Et
tout-à-coup, il balaie du bout de sa queue toute cette paperasse et
se met à lui courir après à une vitesse folle. Ce surprenant jeu
d'animal provoque une petite tornade où les feuillets s'envolent
dans tous les sens, tournoient, et qui, telle une nuée de gros
oiseaux gris, envahissent la pièce. Didier avance à l'aveuglette
dans cet admirable chahut et tente par de grotesques gestes
désordonnés de rassembler son précieux manuscrit, d’en saisir
les pages devenues vivantes.
Soudain,
il rencontre une surface plane, froide et métallique; il rouvre les
yeux.
Le
voilà devant un ascenseur délabré.
Il ne
comprend plus rien.
Où se
trouve-t-il ? « porte du rêve ».
Que
doit-il faire? « Appuyez ici en y
croyant très fort».
Mais
qui donc a tracé ces étranges inscriptions ? Ce ne peut être
que lui. Il a beau lui tourner le dos il l’a reconnu :
l’esquisse de l’homme nu.
Croire,
oui...ça il le voudrait bien. Mais croire à quoi ? Mais croire en
quoi? Il aimerait tellement croire en son livre, croire à son
succès...
Il
doit franchir la porte. Lentement, Didier clique sur le bouton.
Il
attend: cinq secondes, dix secondes, une minute, cinq minutes...
Enfin
la porte s'ouvre...et il pénètre dans l'ouverture béante.
Le
chat, docile, le suit mais son maître ne le voit pas.
Le
premier étage est un lieu sombre, éclairé par la flamme vacillante
d'une bougie posée sur une table de bois, aux côtés d'une
cafetière et d'une tasse vermillon, finement ouvragées. Un homme
vêtu d'une robe de chambre écrue est assis sur une chaise, et, une
plume de corbeau à la main, écrit et rature.
Didier
s'approche de l'étrange et massif personnage, qui se retourne et lui
crie joyeusement au visage:
-
saluez-moi, car je suis tout bonnement en train de devenir un
génie !!!
Puis
il se verse précipitamment une tasse de café et l'engloutit
goulûment, sans avoir remarqué que, sous le coup de la surprise, le
pauvre Didier est tombé par terre et que le chat feulant lui a sauté
dessus et lui a écorché le visage.
Après
s'être relevé, Didier l'interpelle alors:
- Pardonnez-moi monsieur, mais vous êtes...
L’homme
le fixe, blême. Ses cheveux sont longs et gras, et sa figure, mal
rasée et joufflue. Sa main, qui tient la plume de corbeau, est
tâchée d'encre et ses ongles sont noirs.
- Vous... ne me connaissez pas? Vous devriez pourtant être honoré !
Ses
yeux embués sont vides de toute expression. Le chat, subitement
affectueux, saute mollement sur ses genoux.
Tout-à-coup,
Didier se sent gêné, comme s’il ne reconnaissait pas quelqu'un
qu'il avait toujours connu...
- Hum... je ne me souviens pas … Mais… mais vous êtes le grand Balzac!!
Un
sourire illumine le visage de l’écrivain, qui murmure:
- Oh! Les anges ne sont pas si heureux au Paradis.
Didier
saisit sa chance. Il sait que l’auteur de l’immense comédie
humaine peut l'aider dans sa quête d’une toute petite phrase.
- Honoré de Balzac, vous qui êtes l'un des plus célèbres...
Froncement
de sourcil. Didier se reprend.
-
...vous qui êtes le plus célèbre romancier français, je vous
demande humblement une faveur: pourriez-vous aider l’indigne
écrivaillon que je suis à trouver une phrase finale à son roman,
qui ferait sa renommée ? Malheureusement, je suis totalement à
cours d’inspiration…
Silence
lourd. Puis quelques mots :
- Un seul remède mon ami: l’amour…
Didier,
légèrement déçu, comprend qu’il ne tirera rien de plus que cet
obscur conseil. Sur ce, il ajoute avant de repartir:
- Excusez-moi…Ce chat a l’air de vous apprécier plus que moi. Vous appartiendrait-il ?
Balzac se retourne
tristement.
- Je n’ai jamais connu de chat…à par un qui pelotait.
Il n’a
pas progressé. Et voilà que l’ascenseur incontrôlé se met à
descendre à une vitesse d’enfer. Et c’est dans un boum
fracassant que la porte s’ouvre sur le sous-sol. C’est une sorte
de café-bar inondé par la fumée et par le son du saxophone
accompagné de la voix d’un chanteur noir. Didier remarque deux
hommes attablés au fond de la salle : l’un astique
minutieusement sa trompette à l’aide d’un vieux torchon, tandis
que l’autre, l’air absent et un peu étranger, fume et prend des
notes sur un carnet.
Didier
s’approche des deux individus en évitant les vendeuses de
cigarettes en robe transparente et les danseuses en mini-jupe qui se
déhanchent sur la piste. Il a saisi une chaise, et s’est, sans
hésitation, invité à leur table: il vient de reconnaître sur le
coup ce romancier à succès, et décide d’en venir directement au
sujet de sa quête.
- Pardon monsieur…Vous êtes bien… Boris Vian ? Et se souvenant de son précédent entretien. Le plus célèbre écrivain de son temps ?
L’individu
pouffe de rire, et part dans une grande quinte de toux. Puis,
souriant :
- Ha ! Excusez-moi. Oh non. Enfin je griffonne de temps en temps entre deux coups de trompette. Puis, plus bas afin de ne pas être entendu de son copain. Lui c’est un vrai écrivain. Et le meilleur. Eh oui, Albert Camus… Prix Nobel !... Mais surtout ne le répétez pas à Jean-Sol Partre…
Didier
ébahi se tourne vers l’homme.
- Maître. Maître s’il vous plaît. Pourriez-vous m’aider à rédiger la dernière phrase de mon roman ? C’est vital pour moi.
- Maître ? C’est ainsi que j’appelais mon cher instituteur, Monsieur Germain…Mais je ne pourrais pas vous venir en aide comme il a su le faire. Je ne me sens pas très bien. Aujourd’hui Maman est morte… Devant l’air hagard de Didier, il ajoute. Tenez mon vieux, vous voulez un conseil ? Allez inviter une de ces charmantes demoiselles à prendre un bon bain de mer.
Didier,
décontenancé, s’apprête à repartir quand le jazzman Boris lui
lance:
- Dîtes l’ami vous ne voudriez pas faire un petit peu plus attention à votre chat ? Je ne voudrais pas qu’il mange la souris de Colin.
Il
n’avait pas remarqué en effet la présence d’une petite boule de
poil recroquevillée sur les genoux de l’artiste. Il empoigne d’une
main ferme le félin, qui se préparait déjà à sauter sur le petit
mammifère, et se dirige vers la sortie.
Dépité,
il redoute aussi de reprendre l’ascenseur, cette étrange machine à
tourner les pages des belles-lettres françaises: où le
conduira-t-elle ? Qui rencontrera-t-il ? L’aidera-t-on ?
Il
remonte dans la cabine. La porte métallique se referme. Il se sent
propulsé, et monte, monte, monte… Il aimerait s’arrêter, tout
arrêter. Mais il ne peut pas. Il est dans une fusée qui ira
jusqu’aux étoiles, jusqu’à la Pléiade… Et la porte s’ouvre,
une fois, deux fois, trois fois. Ils défilent tous. Tous ceux qu’il
estime, qu’il admire, qu’il aimerait rallier à sa misérable
cause au cri de : « Un pour tous… ».
Que
lui répondent-ils ?
Dumas,
qui manque de l’embrocher avec son fleuret, un « je ne suis
pas votre nègre ! ».
Flaubert
ne l’écoute pas car il gueule ses trois contes.
Un
autre Normand aux fières bacchantes, empoigné par deux robustes
garçons en blouse blanche, hurle à son tour « hors
de la ! hor…la !!! ».
Marcel
Proust n’ouvre même pas les yeux et déguste sa madeleine.
Enfin
c’est le tour d’un vieux fabuliste, coiffé d’une imposante
perruque poussiéreuse. Il semble d’abord écouter sa requête
mais, du coin de l’œil, n’observe que le chat et finit par
esquisser un sourire narquois :
- Je vois. Vous êtes comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf !
- Non point Monsieur. Loin de moi l’idée de vous égaler. Je vous apprécie tant, pour vous avoir tant lu.
- Vous me lisiez ? J’en suis fort aise. Et bien écrivez maintenant...
Après
toutes ses mésaventures, Didier se sent abandonné. Il n’a plus
comme recours que la prière. L’ascenseur le conduit jusqu’au
dernier étage et s’ouvre sur une vision d’éternité.
Un
vieillard à la barbe longue et blanche, au regard profond. Il est
fort, beau, superbe. Toute cette puissance qui émane d’un seul
être !
Il
tient dans ses bras deux ouvrages de son cru, deux ouvrages
fondateurs, qui firent le prestige de la littérature française. Les
Misérables et Les
Contemplations. A ses pieds, se tient
une jeune femme, magnifique, aux boucles noires et à la peau hâlée:
une danseuse égyptienne.
Brusquement,
le vieillard se lève et, l’index pointé vers le ciel, pousse un
cri formidable:
- etre victor hugo ou rien !
Didier
est soufflé par ce cri : il s’envole, s’envole avec son
chat, dont les pattes sont agrippées à son jean, puis retombe
quelques mètres plus loin. Le poète s’approche alors, et,
intrigué, lui demande:
- Pardon…mais c’est ce chat qui vous fait ces…marques au visage ? Ô l’amour d’un chat, amour que nul n’oublie ! Mais, je n’ignore pas, bel esprit, ce que vous êtes venu chercher. Vous l’aurez votre muse…
Il est
tôt, très tôt. Didier est réveillé par un tambourinement
assourdissant, suivi de trois coups qui le jettent au pied du lit.
C’est
le facteur qui vient de faire son entrée. Il a l’œil pétillant,
de grands sourcils mobiles et de fines moustaches. A grands renforts
de gestes théâtraux, il déclame :
- Monsieur ! monsieur !! monsieur !!! l’as-cen-seur !!!!
- Eh bien oui. Quoi l’ascenseur ? rétorque un Didier abasourdi.
- il est coincé ! coincé, je vous dis ! il ne bouge plus.
- Pardon ?
- c’est un chat ! un malheureux chat qui l’empêche de fonctionner ! il est resté coincé dans la mécanique ! il est a vous ? non ? a qui est-il ? mais que diable allait-il faire dans cette galère ?
On
entend un miaulement désespéré. Puis un crac !
Enfin plus rien.
- Ca y est. Le petit chat est mort. C’est la nouvelle du jour, rajoute le facteur, qui se met à pleurer, à tellement pleurer que ses larmes forment des flaques au sol… une mare étendue… une petite piscine qui leur arrive jusqu’à la taille.
-o§o-
Didier
se réveilla enfin. Sa tête était lourde, mais tout ça n’était
qu’une suite de songes absurdes. Il se leva de méchante humeur, et
se dirigea vers sa bibliothèque. D’un coup de patte, il envoya
valdinguer la pile de tous les grands classiques. « Tous pour
un » ? Non. Tous contre un, lui !
Il se
rassit à son bureau, convaincu d’écrire ce qui lui passerait par
la tête. Il posa la pointe de son stylo sur la feuille… Il n’y
arrivait pas. C’était impossible. Il n’y arriverait jamais.
Et
puis de nouveau, on sonna à la porte. Était-ce le cauchemar, qui
reprenait ? Didier se dépêcha d’aller ouvrir.
Didier
n’avait jamais remarqué jusqu’à ce jour les grands yeux noirs
de Madame George, son doux regard pénétrant, ainsi que ses cheveux,
ses longs cheveux ondulés et soyeux, à la teinte sombre, de jais,
maintenus vers l’arrière par une broche dorée. Elle avait dû
être magnifique dans sa jeunesse.
Elle
lui tendit une lettre de son éditeur, qui devait sans doute encore
une fois lui réclamer le manuscrit tant promis.
Il
ne la regarda même pas, et la lança sur son lit, malheureux.
- Vous avez l’air ailleurs.
- Oui…j’ai fait un rêve horrible.
- Ah les rêves…murmura-t-elle, soudainement pensive.
- Je recherchais partout cette phrase, et j’avais beau la chercher, je ne la trouvais pas… Comment tous les grands auteurs font-ils pour trouver leurs allusions littéraires ?
- Leurs illusions littéraires?
- Pas illusions, Allu…
C’est
alors qu’il comprit. La porte refermée, il s’assit à sa table
de travail et écrivit la dernière phrase, celle dont les ultimes
mots étaient: « les illusions littéraires ». Il écrasa
rageusement un point final. Il souriait béatement, il se sentait
bien, merveilleusement bien, libéré d’un poids : le soir
tombait, comme tombait sur son cœur une paix oubliée. Il regardait
le manuscrit, son magnum
opus.
C’est
alors qu’il cru le distinguer derrière la porte. Non, ce n’était
pas vrai !
Il
écouta. Si, pas de doute : un miaulement. Le souffle coupé par
l’émotion, Didier entendit alors la voix malicieuse de Madame
George:
«
Alors, mon petit Alfred, tu as fini ta tournée. Tu as assez badiné ?
Tu reviens faire mumuse avec ta vieille maîtresse ? »
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