2019- Dernières danses de Calypso ANDRE seconde 1er prix lycée
Il
ferme les paupières. Se laisse emporter.
Grisé
par le vent glacé qui cingle son visage, il presse le pas. Le froid
de la nuit a déjà engourdi ses doigts, rougi ses joues, sans
parvenir à refroidir l’excitation nichée dans chacun de ses
membres alors qu’il s’engouffre par la porte de l’immeuble. Au
milieu des appartements obscurs, un point de lumière danse. Le bruit
sourd et étouffé des basses fait vibrer chaque marche de
l’escalier. Chacun de ses pas le rapproche un peu plus de la
chaleur, de la couleur, des rires et des chuchotements étouffés. Sa
main caresse la poignée de la porte entrouverte, qui laisse filtrer
sur le palier un rai de lumière multicolore. Il est tôt, seules
quelques personnes sont arrivées. Les corps comme engourdis n’ont
pas encore investi la piste de danse, préférant se réunir autour
d’une table déjà jonchée de mégots de cigarettes. Les
conversations hésitent, un silence gêné marque l’attente alors
que chacun se réfugie vers une connaissance pour éviter de faire
face aux inconnus. Lentement, faire glisser son manteau de ses
épaules. Saluer d’un vague geste de la main la tablée, sourire en
s’attardant sur les personnalités attrayantes ou atypiques.
Attraper une bouteille de bière pour se donner une contenance, dans
le seul but de ne pas rester bras ballants, piquet de tente décoratif
surmonté d’une couronne de gel.
De
cinq, ils passent à dix. Le volume des conversations croit
proportionnellement au nombre de canettes vides. Les épaules se
relâchent, les sourires gênés laissent place aux rires francs.
Pourtant, tous dédaignent encore la piste de danse, se contentant de
balancer les hanches au rythme du morceau. Pas assez de monde. La
crainte sourde, inavouée, du regard de l’autre. Tout à l’heure,
quand ils seront enfin à l’aise, quand ils ne se sentiront plus la
cible de tous les observateurs, ils danseront. Pour l’instant, les
invités s’extasient devant leurs connaissances en commun.
Pourtant, quoi de plus banal dans Paris, ces groupes d’amis éclatés
par l’entrée dans des lycées différents ? Ils le savent
tous, que cela n’a rien d’extraordinaire. Ce rite de début de
soirée leur permet de briser la glace, et chacun en a conscience.
Puis, peu à peu, les propos deviennent plus personnels … Certaines
voix commencent à s’affirmer pour défendre leurs goûts, leurs
opinions. Bien sûr, l’actualité ou la politique sont rarement
évoquées, sauf si elles touchent directement l’histoire
personnelle de l’un des convives. A la place, ce sont les vies de
chacun qui sont abordées, écheveaux emmêlés d’amitiés
complexes et d’amours déçues. Comme si une vie pouvait être
racontée en quelques minutes ! Des histoires que les
interlocuteurs écoutent parfois distraitement, embrumés par des
noms inconnus, par des disputes à rallonge, par la chaleur de
l’alcool. Lui, s’attarde sur le physique de chaque convive, les
traits du visage, la silhouette, les vêtements. Tous sont habillés
avec un soin que ne laissent parfois pas présager les pantalons de
jean ou les t-shirts amples. Se démarquer par un bijou, une chaîne,
une coupe de cheveux ou un anneau ornant le lobe de l’oreille ;
élément discret mais cherchant à accrocher le regard sans
toutefois dépareiller le groupe. Un trait de crayon illumine
plusieurs paupières, une touche de rouge rehausse le carmin d’une
poignée de lèvres. Parmi les convives, les plus audacieux se
démarquent avec fierté. Un style qui leur est propre, ou du moins
s’écarte de celui de la majorité, des propos qu’ils assument.
Critiques railleuses chuchotées au creux de son oreille. Il se tait.
Il voit la lueur d’envie qui brille dans tous les yeux, admiration
ou jalousie devant ceux qui acceptent, revendiquent leurs différences
sans crainte de jugement. Et il sait pertinemment que cette
différence attire, mille fois plus que les individus formatés dans
le moule de leur génération. Il a conscience qu’ils sont de plus
en plus nombreux à s’affirmer. Est-ce parce que tous grandissent ?
Parce que leur époque offre une plus grande ouverture à
l’acceptation ?
Une
vingtaine d’invités se presse dans l’étroit salon. Les effluves
de rhum et la fumée des cigarettes se mêlent à la sueur des
danseurs. Enfin, ils ont investi la piste si longtemps délaissée.
Oubliée, la gêne et l’inhibition de l’heure passée. La vague
des corps ondule au rythme de la musique. C’est une marée anonyme
de chair, de bras, de visages tendus dans le même effort. Ivres de
couleurs, de son, de la présence des autres si proches. Ils ont tout
oublié, tout, se laissent porter par la puissance du courant. Chaque
sensation leur semble démultipliée, et ils se gorgent de ce flot
qui les traverse avec une force d’ouragan. Comme si tout à coup,
danser était aussi nécessaire que de respirer. Un échappatoire à
la vie. Car ici, plus rien ne compte que de chanter, de crier, de se
mouvoir à l’unisson ; quand ils dansent, ils ne font plus
qu’un. Comme si pour quelques heures, chaque convive avait déposé
sa vie de côté. Bien sûr, ils la reprendront tous demain matin.
D’où l’urgence, le besoin de ne perdre une miette de cette
parenthèse hors du temps. Les regards ne s’évitent plus. Se
cherchent, même. Ils semblent poser une question muette. Timides,
provoquants, charmeurs, une liste infinie de façon d’observer
l’autre, propre à chacun. De ne pas l’observer, aussi. Jouer
l’indifférence. Mais peu importe le regard, il revient toujours à
celui ou celle qui l’intéresse, attiré par ce magnétisme dont il
est le seul à avoir réellement conscience. Dans l’excitation de
la danse, des corps se pressent plus étroitement contre d’autres,
s’enlacent dans l’obscurité entrecoupée de flashs éblouissants.
Lui, finit toujours par ouvrir une fenêtre au moment où il ne
parvient plus à distinguer les percussions des battements de son
propre cœur. Il s’accoude au balcon pour aspirer avec bonheur une
goulée d’air frais. Parfois, il est seul. Le plus souvent, il se
réfugie dans ce calme relatif accompagné d’un ami ou deux, d’une
rencontre datant du soir même ; il parle, rit, embrasse
quelques fois. Il est libre. Puis, il retourne à l’ivresse de la
danse.
Dans
le coin de la pièce, les canapés protégés par des couvertures
concentrent les désillusions. Les corps de ceux qui s’y laissent
tomber pourraient sembler inertes, si un bras ne remuait de temps en
temps, à la manière de la tête d’un noyé émergeant à la
surface. Noyés, ils le sont effectivement. Dans l’alcool. Une
fille pleure doucement en serrant contre elle un coussin râpé, se
murmure à elle-même des reproches. Souvent, une autre est auprès
d’elle, tentant sans succès de la consoler. Seulement, la nuit est
courte, et l’amie s’en retourne bien vite à l’excitation de la
fête. De toute façon, comment pourrait-elle minimiser un chagrin
d’amour que l’alcool et les couples dansants ont ravivé ?
Lui, il les observe de loin. Il n’a jamais compté parmi les noyés.
Mêlés à eux, aisément différenciables, sont assis ceux dont les
paupières se ferment malgré eux, les autres qui reprennent leur
souffle, les derniers dont les jambes ne les portent plus. Il fait
quelques fois partie de ceux-là. Se laisser tomber avec délice sur
le canapé moelleux, poser la tête sur l’épaule du voisin …
Fermer les yeux un instant. Difficile aussi, parfois, d’interpréter
les gestes des autres. Un bras inconnu qui se glisse dans son dos,
une main jouant avec les boucles de ses cheveux, une joue posée sur
son épaule. La plupart sont sous l’emprise de l’alcool, lui
aussi. Souvent, un contact ténu. Volontaire ? Comment peut-il
différencier un mouvement amical d’une tentative de séduction ?
Il ne l’a jamais su. Il se laisse guider par son instinct, commet
parfois des erreurs. Il n’y prête pas attention. Cela fait partie
du jeu … Puis, lassé de ce repos, il finit toujours par se
relever. Il marche en direction de la piste. Celle-ci se vide peu à
peu, recrachant de ses entrailles des corps moulus, engourdis, à la
démarche vacillante. Seuls quelques-uns sont toujours debout. La
foule n’est plus là pour leur épargner les observateurs. Et
pourtant, ce qui au début de la soirée les aurait contraints à
battre en retraite dans la cuisine n’a plus aucune importance …
Ils tourbillonnent sur eux-mêmes, les yeux dans le vague. Les
paupières de certains sont fermées. Ils ne prêtent plus attention
aux couleurs qui agressent leur rétine, pas plus qu’à ceux qui se
tiennent à leurs côtés. Abandonner son esprit au son. Laisser la
musique entrer, ressortir de chacun de ses pores, tel le reflux des
vagues. Il ne contrôle plus rien. Son corps est indépendant de sa
volonté, avec la musique pour seul guide. Ses jambes le portent sans
effort. Il est léger, plus léger qu’une plume …
Il
cligne des yeux. Baisse le regard sur ses jambes recouvertes d’une
couverture.
Inertes.
La
fête ne sera plus jamais la même. Peu importe. Il n’est pas du
genre à se laisser abattre, encore moins à y renoncer. Il a un
cœur, une tête, des bras, du courage. Avec son énergie coutumière
et un peu de maladresse, Damien agrippe les roues de son fauteuil, et
s’extrait de sa chambre à reculons. Il a changé.
La
fête n’aura qu’à s’adapter.
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