2010 Funambule de Leïla BUSSIERE 1er prix inter-établissements, niveau lycée

Funambule
Ta nuit blanche s'effiloche en lambeaux de fatigue et tu contemples Paris qui s'éveille. Debout au bord du toit, tu défies le vent insistant, la verticalité du bâtiment, le monde. Que fais-tu là, alors que cinq heures sonnent au clocher de l'église ? Serais-tu invincible, n'as-tu point le vertige ? Qu'importe, le quartier latin est à tes pieds. Tu savoures l'instant. Tout à l'heure, il faudra redescendre le chemin périlleux de la gouttière jusqu'aux pavés de la rue Clovis. Tout à l'heure, il faudra redevenir cette silhouette invisible au fond de la salle de classe. Tout à l'heure, il faudra entendre parler de ces rouges, de ces verts, de ces bleus, sans savoir à quoi ils correspondent. Vert, est-ce le goût acide de la pomme croquée à pleines dents ? Bleue, la fraîcheur bienfaisante de la glace sur un hématome ? Rouge, l'odeur de la cannelle ? Tu ne sauras jamais.

Tu te lèves, tu chasses la mélancolie d'un mouvement de tête. Tu domines le mont Sainte-Geneviève, à côté de la tour Clovis. Ici, l'église Saint-Étienne-du-Mont ; là, le dôme du Panthéon. En te penchant, tu peux distinguer le parc du Luxembourg ; si tu marches un peu le long du toit, tu verras la Sorbonne. Le plus beau quartier de Paris, dit-on, avec l'austérité des vieilles pierres et la fantaisie des étudiants. Et les couleurs, les couleurs de la rue Mouffetard, rajouteraient tes amis avec emphase. Tu déambules le long des tuiles, jetant de temps à autre un regard désabusé au ciel nuageux. En bas, un chat qui n'a pas quitté son habit gris de nuit laisse échapper un miaulement. Peut-être partage-t-il ton monde en noir et blanc, peut-être que pour lui aussi jours et nuits ne sont qu'un dégradé de gris ? Mais lui ne peut en souffrir ; il ne connaît même pas l'existence du jaune, du bleu, du vert. Lui n'a pas l'impression d'être lésé. Et toi ?



La veille, pourtant, tu as bien cru au miracle. Tu as soudain découvert une autre facette de ce poète, celui qui versifiait les voyelles colorées de tes cauchemars. Au hasard de nombres cabalistiques que seuls les bibliothécaires comprennent, tu as trouvé un petit recueil. Couverture claire un peu écornée, titre un rien accrocheur, caractères noirs sur la douceur du papier, tu as tourné les premières pages. Un mot en appelait un autre, chaque poème te faisait signe. Malgré ta vue en gris, Rimbaud l'arc-en-ciel t'ouvrait les portes de son monde. Un monde de mots jetés sur une feuille blanche, de mots qui rêvent et qui grouillent, qui récitent une vie fragile et superbe. Alors, sur un coup de tête, tu as sorti le vieux Moleskine de ton sac, tu l'as ouvert au hasard sur une page vierge puis ton stylo noir est passé à l'attaque, noircissant chaque millimètre carré resté blanc. Comme en transe, tu as laissé passer ta pause de midi. Et quand la fièvre créatrice a cessé, tu as contemplé ce que ton inconscient hagard t'avait soufflé. Mi-dessin mi-poème, cela ne ressemblait à rien de connu. Tu as eu peur de ce que ces traits entremêlés représentaient. Tu as eu peur de ces zones d'ombre de ton âme. Tu as eu peur du regard des autres sur tes abîmes intérieurs. Alors tu as claqué la couverture sur tes cauchemars. Tu as préféré t'oublier dans le talent du voyou, du vagabond, sans plus tenter de te mesurer à son génie. Et tu as oublié, le soir venu, de rentrer dans la maison froide où personne ne t'attendait. Tu as vagabondé le long de ces ruelles inconnues des touristes, tu as attendu que s'éteigne enfin la Ville-Lumière. Puis tu t'es perchée sur les tuiles du lycée, sous l'œil complice de la lune. Et les heures se sont égrenées au cadran de ta montre, tandis que tu relisais encore et encore les rêves du poète, à la pâle lueur des réverbères.



Six heures moins dix, il est temps de redescendre sur terre. Marcher du lycée à la station de métro la plus proche et retour. Il faut s'occuper, il faut s'agiter, il faut travailler. Il faut oublier la superbe mélancolie des toits de Paris et redevenir une ombre anonyme. Il faut, il faut, il faut. Tu n'as pas le droit de souffler, de t'oublier un instant. Tu n'as pas ce simple droit d'agir comme il te plaît. Les coups de tête, les fous rires, tout cela est réservé aux enfants. Tu es trop jeune pour mourir, trop âgée pour vivre. Tu es prise au même piège que tous ceux qui marchent trop vite, regard baissé sous le poids de leurs rêves brisés. Et tu ne peux même pas voir en couleur !



Crois-tu que cela te consolerait de ce monde étriqué ? Crois-tu que cela te ferait oublier ces pilules que tes parents doivent avaler pour dormir et pour se réveiller ? Tes rêves et tes espoirs finiront broyés dans cette vie implacable. Il ne restera rien de ta fugace existence. Alors, à quoi bon vivre ? Tu as le choix, regarde. Il suffirait d'un pas, un pas de plus, au bord de ce toit. Mais tu n'es pas sérieuse, tu n'as que dix-sept ans. Ce spleen du petit matin, tu le connais déjà depuis longtemps. Tu sais bien que tu vivras, même sans couleurs, même sans but. Tu vivras, entre folie et raison. Tu vivras, pour la beauté du geste, pour des petits riens. Tu vivras, puisque les funambules ne tombent pas.



Tu t'es laissée glisser vers la gouttière, tu as regagné la salle de classe par laquelle tu étais passée. Tu t'es faufilée sans bruit dans les interminables couloirs, tu as descendu l'escalier principal. Les statues plongées dans l'ombre t'ont jeté un regard réprobateur du fond de leurs alcôves. Tu es passée par l'entrée des fournisseurs en escaladant la grille. Désormais, tu erres dans ce quartier que tes semelles finiront par connaître par cœur. Tu marches lentement, plus que d'habitude, tu lèves le visage vers le ciel menaçant. Les premières gouttes mouillent tes joues puis d'autres les suivent et trempent rapidement ton pull-over noir. Tu vas attraper mal, te murmure la voix pointue de ta mère. Pourquoi t'obstines-tu à ne jamais mettre de manteau ? se désole ton père. Il ne comprend pas ce besoin que tu as de te sentir vivante, même si c'est par la fièvre ou les quintes de toux interminables. Personne ne comprend. Cultives-tu ta misanthropie ou y a-t-il réellement une différence entre toi et les autres ? Et les idées décousues qui s'entremêlent dans ton crâne, sont-elles vraiment noires d'encre ou juste d'un beau gris chromé ? Pour répondre à ces maudites questions, il te faudrait du café. Alors, tu patientes, assise sur les marches du Panthéon. Tu attends que la ville prenne son réveil de vitesse, narguant le soleil paresseux. Et tu somnoles presque, bercée par les bruits qui s'échappent des fenêtres, des premières voitures ou des pigeons les plus matinaux.



« Mademoiselle Funambule ? »

La voix accompagnée d'une main posée sur ton épaule te réveille brusquement. Tu souris, intriguée par cet inconnu qui t'aborde avec un naturel confondant. Et comment t'a-t-il appelée ? Il recule d'un pas et te tend la main. Tu la saisis sans trop te poser de questions, il te relève aisément et te tend un appareil photo que tu saisis machinalement. Curieuse, tu observes le dernier cliché affiché sur l'écran. Prise en contre-plongée, une silhouette qu'on devine debout sur un toit se dessine sur un fond nuageux, dans la lumière des réverbères. Ton regard passe lentement de la photographie au jeune homme. Celui-ci semble heureux, fier de lui, nullement conscient de la colère qui t'envahit. Tu te sens trahie, flouée, lésée, volée. Cette aube blanche, elle t'appartenait. Elle était unique, en nuances de gris, rien que pour toi. Il y a mis ces couleurs que tu ne verras jamais, il l'a rendue ordinaire. Il se l'est approprié sans vergogne. Il a détruit la beauté de l'éphémère, il a voulu figer le fugace. Pour qui se prend-t-il ? Tu le toises avant de déclarer, d'une voix blanche :

« Vous n'aviez pas le droit. »

« Pas le droit de quoi ? » demande-t-il, l'air étonné.

« Je ne sais pas. Et puis, peu importe, au fond. Ce sont juste ces maudites couleurs que l'on met partout. Je suis peut-être complètement folle ? » lui demandes-tu, l'air ingénu.

Il semble désemparé. Tu lui rends son appareil avant de t'enfuir d'un pas rapide sur la rue Soufflot. Tu ne remarques même pas la carte de visite qu'il a glissée dans ton sac pendant ton demi-sommeil. Tu marches d'un pas décidé pour être sûre de le semer, ce maudit voleur. Tu ne sais pas pourquoi, mais il t'irrite plus que personne n'a jamais su le faire. Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin d'appuyer sur le déclencheur ?



Que distinguait-il dans cette image, la chute ou l'envol ? Tu restes en équilibre sur ton fil ténu, tu te concentres entièrement sur ta démarche. Un pied devant l'autre, droite et gauche parfaitement équilibrées. Que tu penches d'un côté ou de l'autre, vers le blanc ou vers le noir, vers le bonheur ou la tristesse, et le travail d'une vie sera perdu.



Peut-être avait-t-il raison ? La question te submerge soudain et tes yeux se perdent dans le vide. Comment a-t-il pu si bien te définir en seulement deux mots ? Il ne te connaît pas. Pourtant, il ne s'est pas trompé, tu dois te l'avouer. Tu es une mademoiselle, misanthrope et hautaine ; tu es une funambule, lunatique, perdue dans tes rêves. Tandis que tu fixes la craie blanche sur le noir du tableau, tu ne peux empêcher tes pensées de vagabonder vers le photographe du petit matin. Tu préfères en effet t'interroger sur la provenance du curieux papier échappé de ton sac plutôt que sur le théorème de Fermat. « Clair-Obscur, photographie d'art en noir & blanc » dit la typographie soignée de la carte de visite que tu tritures et retournes depuis plus d'une heure. Rien de plus que ce nom, hormis la représentation stylisée d'un rouleau de négatifs suivie d'un numéro de téléphone. Et tu hésites, tu hésites. Tu voudrais connaître cet homme qui a un peu de Rimbaud dans le regard. Tu as peur, aussi, peur de ce regard de mercure qui t'a immédiatement percée à jour. Quand retentit la sonnerie libératrice, tu avances malgré toi, malmenée par un flot d'élèves impatients de sortir. Devant le lycée, une autre foule campe sur ses positions, celle des fumeurs en manque. Tirée, poussée dans tous les sens, tu parviens enfin à trouver une goulée d'air frais après avoir tourné le coin. Et là, en pleine rue, tu t'adosses au mur pour enfin faire une pause. Joueras-tu avec le Destin sans atout dans ta manche ? As-tu le courage de provoquer le Hasard ? Tu recules l'instant du choix, tu te régales de ces instants où tu peux encore balancer entre deux opportunités. Tu entends une voiture, tu fermes les yeux. Noir, tu prendras le métro pour retourner dans ta grisaille. Blanc, tu composeras le numéro. Tu entends les pneus crisser légèrement quand le conducteur freine au feu rouge. Blanc ou noir, noir ou blanc ? Tes paupières papillonnent à l'instant où la berline d'un noir mat redémarre. Raté. Tu esquisses une moue déçue et tu reprends ton chemin vers le parc du Luxembourg. Tu l'as cherché, après tout, à t'en remettre systématiquement à la chance. Il fallait bien que la réalité te rattrape.



« Mademoiselle Funambule ! »

Tu fais volte-face, heureuse. La chance ne t'a pas abandonnée. Il s'avance vers toi, touchant dans sa chemise blanche malgré le froid de décembre. Alors tu le laisses venir à toi, tu le laisses te présenter ses excuses sur un ton contrit. Tu souris, tu dis que ce n'est rien. L'acrobate est juste achromate, c'est pour cela qu'elle ne supporte pas les couleurs. Il comprend, il t'explique comme il a rêvé sur cette image d'un équilibre parfait. Il voulait te retrouver, te dire de ne jamais tomber. Tu ne sais pas quoi répondre alors tu saisis son poignet et tu l'entraînes dans une course folle à la recherche d'un peu de blanc. Tu veux gagner ton pari avec le hasard. C'est toi qui décides de ton avenir.

Et le soir tombe sur vos deux silhouettes qui surplombent une ancienne abbaye. Tu lui offres ton monde, ton Paris aux murs blancs et aux tuiles noires. Et vous courez encore, deux enfants sur un boulevard. Et vous riez encore au seuil de la nuit blanche. Pourquoi se soucier des noirs et des gris, quand le blanc se détache comme une évidence ? Les passants se retournent sur vos sourires et vos corps enlacés, vaguement envieux. Qu'importe ce qu'il adviendra au matin, quand vous devrez vous séparer. Carpe Diem, Carpe Noctem. Tu passes la porte de l'immeuble, vous oubliez les conséquences. Les couleurs des autres ne rivaliseront jamais avec ce blanc qui envahit votre gris comme une évidence.





Tu te souviens du café noir et des draps blancs. Tu te souviens que la couleur n'avait plus aucune espèce d'importance. Seules importaient ces explosions de douceur qui saturaient tes sens. Puis, le matin était revenu, apportant une apparence de soupirail blêmissant. Accoudée à la balustrade, tu te disais que c'était le noir et le blanc qui faisaient le monde. Le noir de l'encre sur le blanc du papier, le blanc de la lune sur le noir de la nuit. Et toutes les nuances de gris étaient comme une corde raide entre les deux extrêmes. Tu te souviens du blanc du flash multiplié par les prismes des bouteilles vides. Tu te souviens comme tout paraît plus clair, avec l'ivresse qui obscurcit la raison. Tu te souviens de vos folies, de l'ivoire de ses dents quand vous avez dansé sous la neige de minuit. Tu te souviens des rêves tracés à l'encre de Chine sur les murs clairs du salon et des feuilles blanches éparses sur le parquet. Tu te souviens de la poudre avec laquelle il a tracé des arabesques sur un miroir obscur. Tu te souviens des bribes de phrases éthérées qui brisaient le silence en milliers d'éclats nacrés.



« Et que feras-tu quand tu tomberas, Mademoiselle Funambule ? »

« Je ne tomberai pas. »



Depuis la méridienne blanche où il repose alangui, il t'observe. Tu as rassemblé tes affaires, tu t'apprêtes à disparaître. La nuit blanche a tiré tes traits et tu en deviens peut-être encore plus belle, marquée par cette fatigue singulière. Et il t'adresse un dernier sourire, sachant aussi bien que toi qu'il ne te reverra pas. Tu ne pourras jamais chasser ces heures magiques de ta mémoire. Pas d'amour, pas même de désir entre vous mais autre chose. Du blanc, comme une pause ou une parenthèse dans votre gris. Du blanc à en perdre la raison, du blanc à s'en rendre aveugle.

Tu lui envoies un baiser puis tu ouvres la porte.



« Comment t'appelles-tu, Mademoiselle Funambule ? »

« Blanche. »



Tu lui jettes un dernier regard avant de t'en aller, plus légère que jamais.

Toujours au-dessus du monde, toujours sur ta corde raide.

Funambule, va.

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