2019 Mille et une Nuits deBastien Nora Roger Vasselin Khâgne 1er prix CPGE

« Pourquoi veilles-tu ? Il faut que quelqu’un veille, dit-on. Il faut que quelqu’un soit là. »
Kafka, La Nuit, 1920


Alma redescend le chemin. Une larme roule sur sa joue. Mais il n’est pas temps de pleurer : il faut préparer la fête de ce soir.
Elle essuie bien vite sa joue, et la perle d’eau salée vient s’écraser sur la paume de sa main sale, comme pour la purifier. Tous ses membres sont excédés, enthousiastes, écœurés. Le vent vient caresser ses jupons entrouverts. Le soleil embrasse de ses premiers rayons le front de la mère, la bénit, avant qu’elle n’arrive à la porte.
Lorsqu’elle entre, Isy lui saute dans les bras.
– Maman ! Maman ! Où il est, Goyle ?
La question lui transperce le cœur. Alma repose sa fille.
– Ton frère… ton frère est parti, mon amour. Il est parti avec les autres. Mais il t’aime, il t’aimera toujours.
Isy regarde sa poupée et s’éloigne en sautillant. Elle semble s’être satisfaite du mensonge maternel. On entend dans le salon le vieux Feyek qui mâchouille quelque morceau de pain de la veille au soir. Alma vient poser sa main sur l’épaule de son beau-père attablé, qui dialogue avec sa fourchette.
– Bonjour, Feyek. Vous avez fini de manger ? Zara n’est pas avec vous ?
Le vieillard tourne la tête.
– Hoho ! On n’a pas le choix, il faut continuer ! De toutes façons, hier, tout reviendra pareil !
Alma monte les escaliers et entre dans la chambre de ses beaux-parents. Elle trouve Zara endormie.
– Zara ? Zara, j’aurais besoin de votre aide. Il faut préparer la fête de ce soir, vous savez ?
La vielle femme se réveille. Elle sourit paisiblement et semble surprise, pendant quelques secondes, de trouver Alma, là, face à elle.
– Vous êtes là ? Ça s’est bien fini, hier ? Où est mon mari ?
– Il est en bas, il mange. Je crois qu’il a besoin de repos.
– Ah, mon enfant ! À notre âge, je ne connais guère qu’un seul repos qui vaille. Mais c’est vous qui devriez vous reposer ! On dirait que vous n’avez pas dormi depuis des mois !
– Oh, bien plus que cela ! répond Alma en riant. Préparez-vous tranquillement, je vous attendrai dans la cuisine.
Arrivée dans sa chambre, Alma remet contre le mur le cadre photo, qui est tombé. Son mari la regarde. Ses moustaches soignées lui donnent un air malicieux et sa bouche rieuse a quelque chose d’enfantin. C’était un homme qui disait oui, pense Alma en posant un baiser sur le cadre. Après sa douche, elle enfile sa belle robe rouge. Elle se regarde dans le miroir. Une nouvelle femme ! Son mari l’aurait trouvée magnifique. Ce sera une belle fête. Ce sera une belle fête.
Lorsqu’elle redescend, elle trouve ses aînés Anouk et Karl dans la cuisine. Zara les rejoint rapidement.
– Bonjour, les petits anges ! lance la grand-mère. Je sens qu’on va bien s’amuser ce soir !
Les enfants rient. Chacun est bientôt au travail. Karl finit de débarrasser la grande table et va la nettoyer dehors. Feyek, lésé de son royaume, déambule dans le salon, à la recherche d’une nouvelle forme de souveraineté. Zara le pousse dans un fauteuil où il s’endort, serrant sa fourchette dans sa poche. Alma se dépêche de ranger la cuisine. Karl répare les carreaux du salon, tandis que Zara change les ampoules cassées. On sonne. C’est le voisin Yuri, comme prévu, chargé de deux grands plats. Salade de calamars et terrine de bœuf en gelée. Karl raffole du calamar. À l’étage, Isy range sa chambre et passe la balayette dans les salles de bain qu’Anouk a fini de nettoyer. Les vêtements sont rangés dans les armoires ; les lits, refaits ; des pans de papier peint, recollés.
On se retrouve alors en cuisine. Anouk et Karl font bouillir les algues. Isy et sa grand-mère découpent carottes et navets. Alma prépare le bouillon du bortsch. Yuri fait rôtir les viandes. La journée se consume aux fourneaux. À la fenêtre, Alma fait sécher des racines. Elle regarde à l’horizon. Le soleil va bientôt se coucher, elle n’a pas vu le temps passer. Les invités vont arriver. Elle a bien fait de se changer dès le matin ! Les enfants montent se préparer. Zara réveille son mari, qu’elle installe à table. Celui-ci regarde tous les plats, émerveillé. Lorsque les enfants redescendent, Alma finit de faire chauffer le Grzaniec. On sonne. C’est Kaman et Vinia.
– Vous arrivez pile à l’heure ! dit Alma en les embrassant. Qui veut de la bière bien chaude ? Les enfants, embrassez votre oncle et votre tante !
L’énorme oncle Kaman retire son manteau et soulève la petite Izy jusqu’au plafond. Il a encore grossi. Il s’assoit rapidement dans le salon et s’éponge le front de son mouchoir.
– Ah ! V’là d’nouveau le phénix ! s’écrie Feyek, ravi d’avoir un partenaire à table.
Toute la famille prend place. Le dîner est superbe. Les couleurs se répondent. Les odeurs se mêlent. Les rires se libèrent. Tante Vinia raconte l’histoire de son grand voyage pour la millième fois. Mais on la réécoute avec plaisir, comme pour la première fois, et Feyek lui-même semble comprendre de quoi il s’agit. Alma rapporte à la cuisine le plat de terrine. Soudain, elle pousse un cri en revenant dans le salon : elle vient d’apercevoir un visage qui les observe à la fenêtre. On s’arrête de parler. Seul Feyek lance :
– Faut pas pouponner pour ça, mon éponge ! C’est toujours la même histoire ! Hier, ce sera pareil !
La porte s’ouvre. Karl, qu’Alma n’a pas vu se lever, accueille le nouveau venu.
– Bonsoir ! lance la tablée au parfait inconnu.
– Vous m’avez fait peur ! dit Alma en l’embrassant et en lui amenant une chaise.
– Haha, excusez-moi ! J’ai vu de la lumière !
Le nouveau visage se sert de poulet en quantité et donne le plat vide à Alma, sans même la regarder. Elle le rapporte à la cuisine. Lorsqu’elle revient, elle trouve deux inconnues à côté de l’oncle Kaman, qui leur raconte des blagues, la bouche pleine. Karl n’est plus là. Il est allé accueillir des gens à la porte. Un homme en smoking fait irruption dans le salon.
– Les toilettes, s’il vous plaît ?
Anouk lui indique la direction.
– Maman, on peut prendre du fromage ? demande Isy.
Alma va dans la cuisine. Elle tente de se frayer un chemin entre six inconnus jouant aux cartes sur le plan de travail. Elle saisit le plateau de fromages et revient dans le salon, mais Isy n’est plus là. Feyek pique de sa fourchette victorieuse une pièce de gigot et la mord à pleines dents. La sauce goutte de ses lèvres pendantes. Zara, qui ne boit jamais, remplit les verres. Des femmes en petite tenue montent à l’étage, guidées par le voisin Yuri. Le salon retentit de rires et de chants. A peine arrivé, un groupe de dix personnes déchire les rideaux et s’enveloppe dedans, pour chanter en chœur de la tragédie : « Nous l’adorons ! Ha ! Voyez se disjoindre ces frises de marbre ! Bromios sous ce toit va pousser son cri triomphant ! » On applaudit gaiment.
Du fond de leur contrée et de leur époque respectives, des milliers de personnes affluent dans la nuit vers la maison. On dégonde finalement la porte d’entrée. Un orchestre de trente musiciens s’installe en piquant quelques amuse-bouches. Le gâteau brûle dans le four. L’homme en smoking invite Alma à danser. Il n’y a plus beaucoup de place, mais l’homme est excellent danseur, et la valse est exquise. À l’étage, le voisin Yuri a attaché deux jeunes femmes nues, en pleurs, sur le lit des enfants et il commence à se déshabiller. Anouk ordonne en file les cinquante filles suivantes et examine leurs dents. Tante Vinia raconte l’histoire de son grand voyage pour la millième fois. Personne ne l’entend. Feyek rit aux éclats en éclaboussant ses voisins de sauce. Des hommes ont grimpé sur le toit et commencent à le démonter. Oncle Kaman a trop mangé, il est en train de vomir dans l’évier de la cuisine. Les joueurs de cartes en viennent aux mains. L’un d’eux saisit une bouteille et la brise sur le crâne de l’oncle, qui s’écroule de tout son poids sur l’évier, le cassant presque immédiatement. L’eau jaillit et commence à gagner le salon. Elle éteint au passage l’incendie qui a pris le four. De l’eau ! De l’eau par terre ! crie une femme en robe verte. De l’eau ! De l’eau ! reprennent avec joie les danseurs, qui claquent le sol du pied avec plus de force, pour asperger les autres convives hilares. Des hurlements de douleur résonnent à l’étage. Feyek s’est endormi dans son assiette. Tante Vinia raconte l’histoire de son grand voyage pour la millième fois. Alma arrête de danser, comblée, et va aider quelques hommes à décrocher les peintures et à rassembler les plus belles nappes de la maison, pour les emporter. Elle leur descend aussi de précieux cadres venant des chambres, sauf celui de son mari, sur lequel elle pose un baiser en passant. Dehors, des centaines de personnes montées les unes sur les autres tentent de toucher la maison. Les plus chanceux parviennent à en arracher un morceau. Alma se rend dans la cuisine. Karl lui sourit, il essuie consciencieusement le sang s’écoulant de l’oncle Kaman, qu’on a fini par égorger. Zara fait revenir des bouts de viande dans une grande casserole et en fait goûter à quelques convives.
– Vous en voulez un peu, Alma ? demande-t-elle. C’est Isy. Elle est excellente !
– Non merci, répondit la mère.
Elle revient dans le salon. Les danses ont cessé. Les corps nus enchevêtrés emplissent la pièce à ciel ouvert. Les soupirs et les râles de plaisir forment une nouvelle musique, douce, exquise, enivrante. Des sourires déshabillent Alma avec une grande lenteur, avant qu’elle ne soit mêlée à ce magma de chair. La nuit s’essouffle en jouissances. Le monde finit par s’endormir. Alma, seule, veille l’univers. À l’aube, le monde semble reparti. Alma se lève, enjambe ruines et cadavres, et se met en marche vers la petite colline. Parvenue au sommet, elle enterre les ossements d’Isy, ainsi que les morceaux de chair qu’elle a pu récupérer dans la casserole. Elle s’agenouille un instant devant ce nouveau tas de terre proche de celui de Goyle, et de tous les autres, et le couvre de ses mains maternelles.
Alma redescend le chemin. Une larme roule sur sa joue. Mais il n’est pas temps de pleurer : il faut préparer la fête de ce soir.

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