2015 1er prix CPGE Les mots du silence - Antonia HERNOT LS4
Les mots du silence
Je
croyais d’abord que ce serait bruyant. Qu’on mourait dans les
râles et qu’il n’en était pas autrement. Ce serait quand même
la moindre des choses que la vie nous gratifie, sinon d’une
chanson, du moins d’un cri, pour nous récompenser d’avoir tenu
si longtemps. Et de l’avoir aimée, en plus, comme on aime un
maître qui nous bat.
Mais
il faisait beau à l’hôpital ce jour-là, le ciel était calme, la
brise tranquille. Une femme, sans rien dire, nous regardait pleurer.
Et nos sanglots inutiles.
A
la mort d’un proche il y a comme un silence. On garde rancune à
celui qui est parti, à l’homme du départ, de ne rien nous avoir
laissé, pas même un mot, pas même un message, sur la porte du
frigo, sur le buffet, sur la table de la cuisine, comme il faisait
lorsqu’il me préparait mon petit-déjeuner, ou bien caché dans un
tiroir, dans un manteau, « papa est parti mais il ne t’oublie
pas, il n’a pas voulu », pas même une consigne, « fais
ceci, mène ta vie comme je l’ai écrit, sois sage », pas
même une lettre. Seulement un mot, peut-être, dans un de ses
baisers, un mot à traduire, un mot à comprendre, un mot qu’on ne
résume pas, ou qu’on résume comme on résume une vie, en la
trahissant ; car ma vie ce sera ce mot, ce mot dans son regard
écumant de fierté, puisque je marcherai, fidèle, aux ras des flots
de son héritage, même si pour l’instant j’ai l’impression de
courir après son ombre, pour marcher dans ses pas, et que cette
ombre s’éloigne, non au devant de moi, mais à l’arrière, et
j’ai beau me retourner, j’ai beau lui crier de revenir, cette
ombre est sourde, et c’est ainsi que je la sais n’être qu’une
ombre car mon père, lui, m’aurait entendue. Et quand je marche,
aux ras des flots de ton héritage, et que je cherche désespérément
un dernier écho de ta voix, dans un mot qui serait autre que le
souvenir de ton regard et de tes baisers, et que tu aurais écrit
toi-même, je ne trouve près de l’eau que ce profond coquillage,
dans lequel résonne le son creux des vagues, et devant moi se dresse
alors l’immensité, l’infini horizon d’une mer où naguère tu
naviguais avec moi, où aujourd’hui je suis seule, les pieds dans
l’eau, car c’est incroyable mais j’y baigne encore, dans cette
vie, et je n’en connais pas le langage, et je n’entends plus que
cette confusion, ce chahut des vagues, ce soupir houlé, que naguère
tu me traduisais et qu’aujourd’hui je ne comprends plus.
Aujourd’hui le silence de ta part et la clameur du monde.
Tu
m’expliquais, hier, les lois de la vie, les lois des hommes, les
lois de ce grand idiot de cœur humain. Tu m’expliquais pourquoi
tel garçon n’était pas tombé amoureux de moi, pourquoi tel autre
avait fui, pourquoi les gens intelligents avaient toujours la
sensation d’être bêtes, pourquoi la vie était plus folle que les
livres, et pourquoi malgré tout ces derniers étaient la chose la
plus belle au monde, la plus essentielle. Tu m’as expliqué, comme
on offre les mots, qu’un arbre était un arbre car on l’appelle
ainsi. Et aujourd’hui, pourtant, je ne peux plus dire papa, et tu
es toujours mon père. Car ce mot, «papa », c’est un mot du
silence.
Que
s’est-il passé ? Je l’ai compris quand on m’a conté
l’histoire de la chienne du village ; car cette chienne
c’était la vie. Elle était noire, vêtue de cette robe couleur
d’oubli. Elle était sourde, aussi, depuis plus d’un an. Elle
avait perdu l’ouïe quand mon père avait perdu la santé. On
l’appelait « Siga, Siga ! » et elle ne répondait
pas. Elle passait désormais comme une ombre, lente et silencieuse,
dans la clameur de nos vies. Malgré l’agitation autour d’elle,
malgré les plaintes des hommes, leurs cris de joie d’être
ensemble ; malgré les babillages des enfants, les soupirs
d’espoir, le souffle bruyant des hommes qui courent, qui aiment et
qui vivent, de ceux qui courent depuis longtemps déjà, et qui vont
à leur perte, et de ceux qui commencent, frappés par l’urgence et
l’appel du gong ; malgré cela, imperturbable, elle continuait
sa route, insensible. Puis un jour, une petite fille s’est
approchée d’elle et l’a appelée. La chienne ne l’a pas
entendue et, prise par surprise, a attaqué. Ce jour-là mon père
est mort, et j’ai cessé d’être une petite fille. Siga a mordu.
Le silence l’a tué. Celui-ci avait commencé par l’envahir, peu
à peu, comme l’air froid se glisse sournoisement dans une chambre.
D’abord il n’a plus pu lire et ce fut la fin de la confidence des
mots : premier silence ; puis la perte de la voix :
deuxième silence ; enfin le souffle coupé.
C’est
étrange comme la vie débute dans le vacarme, dans les hurlements
d’un bébé qui pleure, pour s’achever dans ce silence. C’est
pourquoi je ne laisserai personne dire que la vie, la mort, c’est
la même chose. Mon père a été un bavard, un érudit, un savant.
Son cri a été celui d’un athlète, toujours penché vers la
victoire, hurlant dans ses colères, proférant dans l’amour,
sanglotant dans les chagrins ; c’était le cri d’un homme
qui ne craignait ni les mots ni la vie. Un homme qui disait qu’il
m'aimait et que « la vie se suffisait à elle-même ».
Sa première mort eut lieu lorsqu’il perdit la voix ; une voix
sonore, et qui se faisait rauque lorsqu’il parlait de Flaubert.
Puis il y eut le silence des yeux qui nous quittèrent pour se perdre
et ne jamais se retrouver.
La
promesse que je lui fis est une promesse de parole, une promesse de
bavard. Il m’a fait promettre d’écrire un livre, orné d’une
première page rien qu’avec son nom. Et une grande partie de mon
avenir figure dans cette page rien qu’avec ton nom. Et si tu n’es
plus là pour déclamer comme on déclame un poème, une déclaration
de guerre, ou un grand événement « Ma fille veut devenir
écrivain », si tu n’es plus là pour me le rappeler quand je
me défile ou quand je perds la face, je porte sur le front cette
ambition, la mienne avant tout, et que tu partageais.
Et
si l’on parvient jamais à faire tourner un monde autour de soi par
l’écriture, c’est-à-dire, de toutes nos forces, de tout
l’effort de notre cœur, à élever un monde et à le garder en
vie, si l’on n’y parvient jamais alors ce monde sera le tien, tu
seras pour lui ce que le nife est à la terre, ce que l’eau est à
la vie, ce que le mensonge est aux hommes. Et la prose de ce monde ce
sera le jazz que tu prenais tant de plaisir à écouter à l’île
d’Yeux, et qui te faisait oublier ton mal, entre dix heures et
minuit, au café du port. Puissent mes mots panser les blessures de
même que la musique te les faisait oublier ; mais puissent-ils
être une porte toujours ouverte, une salle de concert sans horaires,
que l’on peut abandonner sur sa table de chevet, et que l’on peut
retrouver le lendemain dès son réveil, ou à toute heure de la
nuit, à toute heure du jour, lorsque les brûlures deviennent
insoutenables ; et puissent-ils t’ôter le regret d’être
parti si tôt.
Pourtant
ta voix me manque. Le silence a ton nom. Dis-moi quelque chose !
Il faut sonner le conche ! Suis-je devenue sourde ? Le
silence a ton nom. C’est comme une obsession, qui tourne dans ma
tête. Mon Dieu sous quelle foudre ai-je perdu la tête ? Pour
bien parler de toi, les mots sont un affront. Je m’en remets au
son, c’est comme une chanson, qui berce les douleurs et comble ma
requête, quand les yeux sont trop lourds et quand les larmes
s’entêtent. Le ciel est trop profond, le savoir s’y morfond.
Qu’ont-ils donc fait de nous, un rien une amourette ? Et mon
cœur abruti en vain poursuit sa quête.
Le
silence ! Non plus le combattre, mais plutôt l’écouter.
Quand à mes côtés tu t’endormais, et que mon souffle relayais
ton souffle, et que ton cœur battait dans le mien, j’écoutais
cette mélodie, cette berceuse de l’enfant de tout âge… Et
lorsqu’à la fenêtre, aujourd’hui penchée, je supplie la lune
pour que tu me reviennes, maudissant le silence de ne pas t’évoquer,
ce silence, je ne l’écoute pas. Or ce silence, il est empli de ton
nom. Et mes mots ce seront les mots du silence, quand je daigne
l’écouter.
Je
serai le criquet qui sur ta tombe vient chanter, au soir, dans la
froidure des nuits d’hiver. Et cette présence, cet amour
inlassables, que rien ne décourage ni ne désespère. Tu m’auras
auprès de toi comme on a un poème dans la tête. Tu les murmureras
la nuit, tu rêveras de mes mots, dans ton sommeil éternel. Je serai
le prince qui, faute de pouvoir t’éveiller, t’empêcheras de
dormir. Toi qui étais malade, moi qui étais rongée ! Ô toi
dont j’étais ivre, ô moi qui t’aimais tant, qui tant t’aimais,
qui t’aimais tant que le temps le permettait. Et pourtant, ce
n’était là qu’un commencement d’amour, ce n’était là que
l’automne et les fruits n’avaient pas mûri et les fleurs
n’avaient pas éclos. Toi qui criais famine, moi qui te donnais
trop !
C’est
un récit plein de nuit et de clameur, un récit imparfait, comme on
sort d’un long silence par des bredouillements, comme on écrit
quand on a perdu la main, comme on bafouille pendant un rendez-vous
avec quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis longtemps et que, transi
d’amour, on ne trouve plus les mots.
Mais
malgré les imperfections, malgré les doutes, parce que tu continues
à exister, parce que le silence a un nom, et que les mots ont un
sens ; parce que ceux-ci sont les seules réponses à
l’absurdité – nommer le chaos chaos, et la souffrance
souffrance – ; parce que moi j’existe, et parce que d’autres
encore sont là pour m’écouter ; enfin parce que j’ai
promis, et que je l’aurai fait quoiqu’il en fût, j’ai déposé
ces mots, un à un, comme on trace un chemin pour être retrouvé,
pour se retrouver aussi, peut-être ; comme on recouvre d’une
pierre tombale une tombe, et d’un bouquet le marbre gris.
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