2020- Tivau Bernard Justine LS3 - premier prix CPGE

Tivau

Il beugla dès sa première bouffée d’air. Si bien que l’on eut le loisir d’entendre cette plainte vindicative dans le bâtiment entier, par un matin d’automne encore paisible juste auparavant. Trois kilos sept : un bon petit bien portant et vigoureux, il passerait bien l’hiver. Ses membres potelés donnaient à l’aveuglette de légers coups dans le vide autour de lui. On enveloppa alors cette petite chose dans un linge et on la laissa à sa mère qui l’embrassa sur le museau. Puis on la déposa sur sa literie après lui avoir enfilé un bracelet numéroté. Il s’en serait fallu de peu pour qu’on la puce dans la foulée. Famille, amis, lointains parents… connaissances et curieux s’attroupèrent plus tard dans l’après-midi et encore les jours qui suivirent, en pèlerinage autour de sa couche. Ainsi mouvementée commença la vie de Thibault, « Tibou », « Titi » ou encore « Tout beau » pour les intimes, beau bébé à la bouille crachée de son père, à en croire les visiteurs de la maternité. Transporté plus tard dans son nouveau foyer, il fit la connaissance de Patoche avec son museau long et fin, ses oreilles pointues et son pelage que le soleil parait de reflets roux. Patoche, c’était la chienne de la conjointe du frère du père de Thibault. De la tante, pour ainsi dire, et Thibault dans son berceau s’attira tout de suite la sympathie de celle-ci. La chienne, pas la tante. Enfin, la tante aussi, mais surtout la chienne qui l’apprécia particulièrement. Une étude récente menée dans un zoo a montré que les petits en bas-âge ne seraient pas attirés de manière innée par les bêtes, mais que c’est leur entourage qui éveille leur curiosité à l’égard de celles-ci. Quoi qu’il en soit, le bébé se mit bien vite à galoper derrière le chien, et à quatre pattes, les deux se débrouillaient plutôt bien. Sur deux, la tâche s’avéra ensuite plus ardue pour Thibault et cette fois, Patoche, qu’il revit de temps en temps, ne lui fut pas d’une grande aide. Mais il se débrouilla, titubant en arrière et manquant de basculer à la renverse comme les oursons qui guettent par-dessus les fourrés avec leur mère. Mais bientôt, vers l’âge de six ou sept ans, il s’agitait partout avec ses cousins dans la maison. Ses cris, ses rugissements euphoriques lorsqu’il les poursuivait, le jouet à la main, firent bientôt de lui un démolisseur ambulant. On l’entendait venir avec ses gros sabots. Parfois, des objets pourtant bien disposés à leur place tombaient après que les meubles qui les portaient aient violemment rencontré un coin de son crâne. - Oh ! l’animal ! s’écriait sa grand-mère, assise avec sa fille, lorsqu’elle le voyait faire. Pour qu’il continue de tout casser, mais ailleurs, on l’emmena donc un jour à Paris, au Muséum d’Histoire naturelle, dans la fameuse Grande Galerie de l’Évolution, où il s’extasia beaucoup devant les animaux de la savane africaine. Les buffles, surtout, retinrent particulièrement son attention. Lions, éléphants, zèbres, antilopes, girafes… Tous les individus regroupés formaient un joli troupeau, dynamique et pourtant à jamais figé. On entendit longuement un tapage formidable dans le musée jusqu’à la sortie de Thibault. Et il s’avéra au fil des ans que cette petite bête mangeait beaucoup. Du biberon et de la bouillie, elle s’en prit aux légumes, aux céréales, à la viande, elle léchait les plats pour les finir, le frigo finit par ne connaître que sa langue passant sur ses babines ; le garçon lui vidait les entrailles lors de ses expéditions nocturnes dans la cuisine. Comme tout bon adolescent de son âge, il ne vivait plus que dans sa chambre. Ses draps, ses vêtements traînaient pêle-mêle en boule sur le matelas ou à côté, ses restes de nourriture dans les gamelles qui voyageaient des placards du rez-de-chaussée à sa chambre, sans jamais faire le chemin inverse. Il faisait tout dans cet espace clos, c’était son antre : il y tuait le temps, il y mangeait, il y dormait quand bon lui semblait et y étudiait, parfois. Quant au lavage, c’était assez aléatoire. Ça puait le fauve, là-dedans. Il lui aurait fallu une douche et des toilettes à côté de son lit, avec quoi il n’aurait plus eu besoin de sortir… Quoique, la nourriture ne s’acheminait pas toute seule. En bon adolescent, il ne fallait pas trop lui en demander et d’ailleurs, il ne savait pas parler : quand on l’appelait pour qu’il descende enfin son linge sale et lance une machine, il répondait par une onomatopée irritée, lèvres pincées, nez retroussé. - On va t’appeler « P’tit veau », lui avait reproché un jour sa mère de derrière la porte de son enclos. « P’tit veau », puis bientôt « Tivau », chaque fois qu’il mugissait était l’occasion pour cette appellation de s’ancrer un peu plus dans sa personnalité, si bien qu’elle finit par lui paraître naturelle. Tivau, c’était lui. Au collège, il était plutôt normal : il eut une copine, il la quitta, il en eut une autre, puis la quitta à nouveau… Ses profs ne faisaient pas d’effusion émotionnelle dans ses bulletins : « Bon élève », « travaille bien », « des efforts visibles », « encourageant »… Seulement une fois, après un contrôle de français où il avait trop ampoulé ses tournures pour masquer une apparente vacuité argumentative, son prof lui avait gentiment fait remarquer : - C’est la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Pourtant, Tivau mûrit et s’activa plus sérieusement, soigna son apparence. Il était un garçon plutôt introverti mais aimable. Il s’orienta dans la voie économique au lycée, réalisa convenablement ses études, puis obtint son diplôme en école de commerce. Il fut alors tout naturellement au chômage, travailla en soirée comme livreur de pizza, puis serveur dans une petite brasserie. Enfin, après plusieurs candidatures, on l’embaucha miraculeusement pour un CDI en tant que responsable logistique dans une entreprise  agro-alimentaire de céréales. Là, il rencontra même une nouvelle copine, une vraie, avec qui il fit la bête à deux dos, et pas qu’une fois. Qu’il soit dans un bureau ou un entrepôt, l’approvisionnement des fournisseurs, les poids lourds, la direction d’une équipe, la gestion chiffrée des stocks exportés, tablette tactile à la main... tout cela, il connaissait bien. Il se hâtait d’un lieu à l’autre, d’un collègue à un autre, d’un box à un autre, ses souliers cirés sur le lino ou dans la crotte lâchée par les roues des camions qui revenaient des cours boueuses, et pour tenir : café du matin, café de dix heures, café du repas, café de la pause... Les gouttes de bronze tombant dans le thermos étaient les grains dorés de son sablier et rythmaient ses journées. Il faut le dire, l’été, il était enfin bœuf : il suait tout comme. Une bonne bête de somme. Ce fut d’ailleurs ce que sa copine lui reprocha un soir. Il abattait cependant efficacement le travail, ce qui lui valut un jour une promotion. - Oh ! l’animal ! s’indignèrent certains collègues dans son dos. Un jour pourtant, en sortant du bureau, sur le trottoir, il glissa – ce fut bête – malencontreusement sur un étron canin fraîchement démoulé qui lui fit faire une jolie cabriole. Et bing ! les quatre fers en l’air, le sabot cette fois joliment crotté, et avec cela une plaie sanguinolente bien ouverte à l’avant-bras – l’arête du trottoir était passablement bien aiguisée, ce jour-là. Un petit aller-retour à la pharmacie du coin donna l’occasion au responsable logistique de laisser ses responsabilités de côté pour observer cette ouverture béante avec une fascination toute nouvelle. C’était fou comme cette plaie fonctionnait de manière autonome : le fluide d’un pur rouge vermeil s’en écoulait comme d’une source que quelque chose tarissait déjà. Tout un monde, imaginé de l’intérieur, courait sous la fine membrane déchirée. Il ne sut pourquoi, mais c’est à ce moment qu’il commença à s’intéresser à la science.
Après toutes ces émotions, il mérita bien ses deux semaines de congés payés pour le mois de juillet qui suivit. Il partit donc en vacances avec sa copine et tous deux se partagèrent le trajet. Lui conduisit sur la fin. Lancée tel un bolide sur une route mal entretenue, leur voiture fendait un bois comme une tronçonneuse ne saurait mieux le faire d’un tronc. Sa passagère pointa soudain un point droit devant en s’écriant : - ’Tention ! Un renard !
Oups, le renard, plus de renard. - Oh ! l’animal ! s’énerva Tivau en ralentissant… simplement trop tard. Il s’est jeté sous mes roues ! Que faisait-il là en plein jour, aussi ? Plus loin, ils s’arrêtèrent et le conducteur inspecta le pare-choc avant du véhicule. Au moins, mis à part un poil roux, celui-ci n’avait rien. Tivau reprit donc le volant, cependant excédé contre lui-même. Au retour de ses vacances, il apprit de sa tante par téléphone que Patoche avait été perdue en forêt en poursuivant un lapin, il y avait de cela environ deux semaines et qu’elle n’était toujours pas revenue. Il trouva cela curieux. La routine reprit. Allers et retours d’un bout à l’autre du bureau, les souliers sur le lino ou sur le sol crotté, café. Inspection des dossiers, erreur dans un chiffre, naseaux fumant, café. Les camions sur le départ, les gouttes bronzées dans le sablier… plus de café, mince ! Par un après-midi ensoleillé, Tivau était d’inspection dans un entrepôt avec une équipe, comme d’habitude. Un camion se garait en marche arrière, comme d’habitude. Le soleil éblouit le chauffeur, pas comme d’habitude. Le camion recula un peu trop vite, le conducteur ne vit pas à temps les signaux d’alerte de ses collègues, le coin arrière de la remorque heurta une poutre qui soutenait la charpente métallique de l’entrepôt, crac. - ’Tention Tivau ! Celui-ci eut juste le temps de lever les yeux. - Oh, la vache ! Oups, Tivau, plus de Tivau. Le corps fut néanmoins miraculeusement intact. Si jeune, quel gâchis. Et tout ce travail acharné ! Dans ce qui lui servait de testament, on retrouva l’expression de sa dernière volonté : il donnait son corps à la science, et pas d’une manière des plus anodines. Il finit taxidermisé au Muséum d’Histoire naturelle.

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