2017 On ne se jette pas d'un escalier Juliette GUERON-GABRIELLE 2° 1er Prix lycée
On ne se jette pas d'un escalier
L'appréhension monte. Doucement.
Le sentiment d'être prise au
piège aussi.
Mais elle ne devrait pas
paniquer.
Une Delarince ne panique pas.
Non, elle fait ce qu'on attend
d'elle.
Comme dirait sa mère, on
se tient.
D'ailleurs
c'est une bonne enfant; on le lui répète aux réunions familiales.
Et
puis chaque année, elle trouve les bonnes réponses aux questions
des invités : « mais oui je continue le violon, oui je
vais dans le même lycée que le cousin Charles et… (liste
interminable de prénoms qui sonnent bien) ».
La
limousine arrive. Elle entre, s'assoit.
Le
chauffeur lui parle.
Elle
lui répond du bout des lèvres, comme elle a vu sa mère le faire.
Siège
mou. Ceinture bien sanglée. Rues de Paris, grands boulevards
Haussmanniens.
Ciel
violet, moqueur.
Elle
enfonce ses doigts à l'intérieur de ses paumes.
La
peau, molle et résignée, cède.
Elle
se calme.
Inspire,
expire, son psy serait fière d'elle, dans la famille ils ont tous un
psy, le plus cher de Paris, selon son site Internet il est là pour
aider ses clients à gravir les étapes importantes de la vie.
Hum
hum.
Dans
les faits, il est le punching-ball des Delarince, le seul à qui
ceux-ci puissent vraiment parler. Le seul qu'ils puissent librement
engueuler.
C'est
un défouloir humain ; devant lui les masques tombent.
Et,
patiemment, il observe ses patients se décomposer, puis recolle les
bouts, pour qu'en sortant leurs sourires semblent vrais et leurs
envies de liberté, de tout plaquer, étouffées.
Jusqu'à
la prochaine séance tout du moins.
C'est
lui qui donne les médicaments, étouffe les hurlements, essuie les
larmes.
Marie
se détend, retire ses ongles de sa peau.
Cinq
petits croissants rouges par paume.
Le
visage de Jérôme ayant pris le dessus de ses pensées, elle sourit,
vaincue.
Qu'est-ce
qu'il est moche. Égocentrique. Comme elle le hait, elle le hait.
Et pourtant, elle est là, bordel de merde, voilà ce qu'elle ne
pourrait jamais dire mais on ne peut pas lui interdire de le penser,
bordel de merde elle est dans une limousine qui à chaque instant
menace de la livrer aux bras de Jérôme, de ce plouc. Plouc en
costard. Absurde. Quelle situation absurde.
Vite,
elle agrandit son sourire, étire ses lèvres rouge vif, de loin
c'est comme une plaie béante qui s'ouvre entre son nez et son
menton, comme un pétale de rose qu'on aurait étouffé dans son
poing, gratté avec l'ongle, et qui en mourant devient écarlate et
se fend ; vite vite, Marie se le répète intérieurement, un
grand sourire, sinon elle va pleurer, Jérôme ne peut pas la voir
avec des yeux bouffis, rougis, ah ça non.
Le
chauffeur la regarde discrètement à travers le rétro-viseur.
Il
pense, mais quel sourire de psychopathe elle a cette fille, Marie
elle s'appelle si je me souviens bien ; pourquoi est-ce que je
tombe toujours sur les tarés, j'aimerais bien qu'on me l'explique,
n'empêche que bon, j'suis jamais tombé sur pire que le pauvre Jojo,
quand il avait dû emmener dans son taxi neuf une grand-mère et sa
gerbille à la gare et qu...
Ça
y est, le conducteur l'a oubliée.
Remâche
vaguement son chewing-gum.
Chouin
chouin chouin.
Le
parfum de la menthe emplit la voiture, s'enfuit en vaguelettes par la
fenêtre ouverte du conducteur.
Si
elle en avait le courage elle sauterait de la voiture. Elle serait
enfin libre de ses mouvements, et alors elle irait, elle irait… où
elle irait n'a aucune importance finalement, puisque la destination
ne serait pas planifiée.
Elle
respirerait, ouvrirait sa chemise et jetterait son soutien-gorge
push-up une taille trop petite - mais
si c'est la bonne taille c'est normal que ça serre
qu'elle avait dit la vendeuse, et elle irait se nourrir directement
au sein du ciel, du lait de la nuit et du miel des étoiles,
s'enivrant de l'odeur du crépuscule, de cette voûte qui explose en
lumière, et sous les rayons multicolores elle se roulerait dans
l'herbe, grimperait le tronc d'un arbre jusqu'aux nuages, tâtant du
bout des doigts la barbe à papa rebondie, et une fois redescendue du
toit du monde elle fouinerait la terre comme un cochon à la
recherche d'une truffe ; sans doute, elle s’échapperait après
dans un kebab, elle y est déjà allée une fois en douce, et s’il
y a un escalier qui mène au bonheur alors là, elle avait trouvé un
moyen rapide d'y accéder : enfourner une bouchée de ce pain
chaud, de cette viande généreuse, puis une autre, jusqu'à plus
faim ; et aussi elle entrerait dans un bar underground, pas pour
embrasser des inconnus ni quoi que ce soit de ce style, non, elle a
gardé depuis l'enfance ce dégoût du corps qui est quasiment un
trait héréditaire des femmes de sa famille : par exemple, elle ne
peut pas se mettre en maillot de bain, ce qui dépasse du tissu la
dégoûte ; elle a aussi horreur des contacts charnels, c'est
comme ça, une habitude qu'elle n'arrive pas à casser, des années
d'humiliations qui remontent, des injonctions qu'elle ne peut
oublier :
Marie, ne me touche pas avec tes mains sales ; tes mains pleines
de verrues ; tes mains pleines d’eczéma, Marie, ne t'approche
pas trop près de mon visage, tu vas me transmettre tes boutons,
Marie, rajuste ta jupe, personne ne veux voir tes grosses cuisses,
Marie TIENS TOI ! Non,
si elle veut entrer dans un bar underground c'est pour le bruit. Les
discussions, le flux sonore, l'écoulement pâteux des voix
réveillant la salle. Parfois, quand elle étouffe tellement qu'elle
n'arrive plus à étouffer discrètement, c'est-à-dire étouffer
dans le plus pur style Delarince, en pinçant les lèvres et
communicant sa détresse aux autres par des remarques perfides, elle
sort, et court n'importe où où elle peut entendre des voix - un
parc, un centre commercial, un restaurant, un bar - histoire
d'inspirer les bouffées sonores qui s'y trouvent, parce qu'alors
elle sait qu'il y a d'autres personnes. Et que toute sa famille
pourrait mourir, qu'il resterait toujours cette Lili qui rit trop
fort et cet Islem qui imite Trump, ma foi, pas si mal.
Une
fois à l'intérieur de ce bar, en écoutant toute cette populace,
elle prendrait des décisions.
La
première serait de ne pas aller voir Jérôme.
Jamais.
Mais
bon, elle ira.
Le
sait pertinemment.
Continuera
de faire ce qu'on attend d'elle.
Indéfectiblement.
Chaque
année il devient plus dur pour elle de dire non.
Au
fil des ans elle est devenu une vraie Delarince, elle ne peut plus
demander une trêve, ne serait-ce qu'une journée pour pleurer et
rire comme une hyène, une journée pour laisser son ça
prendre le dessus, et voir qui serait encore à ses côtés le soir
venu.
Une
journée, c'est trop, et jamais elle ne pourra jouer ou puer et pas
se laver ; hurler « j'encroûte les poissons » comme
elle a entendu un jeune homme très bien habillé le faire à la fin
de la messe de Noël. (Ce fut, d'ailleurs, l’événement le plus
fou, le plus inouï, le plus désopilant qu'il lui soit jamais
arrivé.)
Concrètement,
elle pourrait le faire. (Pas hurler dans une église, non ; se
rebeller par petites touches plutôt.) Dans un premier temps, plus de
make up, puis plus de sous-tifs, plus de sourires forcés…Mais elle
ne le fera pas parce que toute sa vie on lui a transmis la peur de
perdre,
de perdre sa place dans la société, de perdre le respect que les
succès et les richesses de sa famille lui confèrent, de perdre sa
popularité, de perdre la multitude d'objets qu'elle possède et qui
la possèdent en retour… Être libre, c'est pouvoir tourner le dos
à ce qu'on est devenu ; c'est pouvoir partir, Marie a entendu
un mélancolique murmurer lors d'un rally.
A
défaut de pouvoir partir elle ira voir Jérôme.
Elle
ira voir Jérôme et validera cette étape, grimpera encore une
marche dans l'escalier qu'a emprunté toute sa famille. Cet escalier
des devoirs et des pratiques qui fait la force de sa famille. Qui
consolide l'empire des Delarince. Les tue à petit feu, étouffe dans
l'œuf toute originalité, et plus on monte moins y'a d'air c'est
connu, pour qu'à partir d'une certaine altitude il ne reste d'eux
qu'un nom, Delarince - le reste gît quelque part sur la route,
abandonné à la hâte, parfois on retrouve une lettre d'amour
passionnée ou une vidéo scabreuse, mais c'est rare. Arrivés en
haut de l'escalier, les héritiers dirigent cette entreprise,
l'entreprise Delarince, éduquent de nouveaux Delarince, et meurent,
fiers d'avoir contribué à consolider la machine. Et puis, c'est
tout.
Il
n'y a pas de place pour le doute ; surtout ne rien questionner.
Comme pour Dieu quelque part. Parce que commencer à douter, c'est
faire craquer les fondations de ce qu'on nous a appris. Fissurer le
moule qui forme soigneusement chaque Delarince.
C'est
se jeter de l'escalier. Peut-être vivre, vivre la chute, et être
libre ne serait-ce qu'un instant, mais on
ne se jette pas d'un escalier.
Donc
elle gravira cette marche qui la dégoûte, riant avec Jérôme,
embrassant Jérôme, se soumettant encore un petit peu plus,
s'asphyxiant de son plein gré ou presque, et aux réunions
familiales elle aura trois nouvelles réponses :
oui,
j'ai un copain, oui, c'est le fils des Deroy et oui, j'ai gagné un
prix à un concours de nouvelles.
Et
allez hop, une marche.
Commentaires