2022 Mets ta morphose Anatole Adon ECS2 2° prix CPGE
Mets ta morphose
« Allez, mets ta morphose, on y va. » Il est huit heures vingt et comme tous jours ou presque, Jorge est en retard pour l’école. Son père le presse pour qu’ils partent au plus vite mais ça ne lui fait ni chaud ni froid à Jorge d’être en retard. Ce matin, il était impossible pour lui de sortir du lit. Il faut dire que l’on est le seize janvier, qu’il fait froid dehors et que la chaleur du lit, la tranquillité de la chambre étaient bien plus attrayantes que le dehors et l’agitation de l’école. Vers sept heures cinquante, son père est entré dans sa chambre pour lui dire de se lever. Vers huit heures il est à nouveau entré dans sa chambre pour lui dire de se lever, d’une voix plus ferme cette fois-ci. Mais son visage fatigué trahissait l’envie qu’il avait lui aussi de rester ainsi au lit toute la journée, à regarder le temps passer. Finalement Jorge s’est levé à contrecœur. La tête encore embrumée, il a passé une bonne dizaine de minutes à fixer son paquet de céréales d’un air fasciné, sans doute absorbé par le labyrinthe à résoudre au dos de celui-ci.
Jorge a l’impression qu’aujourd’hui tout est au ralenti, et voilà donc qu’il est huit heures vingt et il doit maintenant se brosser les dents à toute vitesse, tandis que son père lui crie depuis l’entrée de venir mettre sa morphose, que c’est l’heure d’y aller et qu’il est pénible à être en retard tous les jours que Dieu fait. Jorge crache précipitamment le dentifrice dans l’évier, et mince, il s’est à moitié bavé dessus. Son tee-shirt rouge flamboyant avec un lion dessus, que sa mère lui a acheté au zoo le week-end dernier, est orné d’une superbe tache blanche de dentifrice. Jorge soupire, car ça risque fort de mettre Papa encore plus en rogne. Il se rince la bouche tout en enfilant ses chaussettes puis court mettre ses chaussures sous l’œil de plus en plus agacé de son père.
Celui-ci lui tend sa morphose et lui dit « Mets un imperméable, il pleuvine dehors ». La morphose, c’est la nouvelle invention de chez Adidas que tout le monde a. C’est une sorte de vêtement informe, marron, qui ne donne pas envie au premier coup d’œil, mais qui est proprement révolutionnaire. La morphose est dotée d’un petit micro sur la manche gauche, auquel on s’adresse pour demander le type d’habit que l’on souhaite mettre. Et quasiment instantanément, la morphose se transforme, devient le vêtement que l’on veut, de la couleur que l’on veut. Avec ça, les gens se prennent pour Marty McFly dans Retour vers le futur.
Jorge a vu une pub à la télé pour la morphose et s’en est entiché instantanément. À la base, Papa refusait catégoriquement de lui acheter, au vu du prix que cela coûtait et puis quand même, « On n’est pas des pigeons à acheter n’importe quelle nouveauté de chez Adidas, ta mère t’as acheté une veste y a pas si longtemps que ça, ça fera très bien l’affaire ». À l’école, Benoît, qui a toujours tout, est arrivé un jour en fanfaronnant avec un sweat gris sur les épaules. Les autres l’ont trouvé pas si extraordinaire que ça son sweat gris. Mais ils sont restés bouche bée quand c’est devenu une veste en laine marron clair, puis une doudoune sans manche argentée. Depuis, tout le monde ou presque à l’école s’était mis à avoir une morphose et Jorge regardait avec une admiration jalouse ses camarades qui jouaient à changer d’habit en un tournemain.
Puis un jour, pour Noël, son père est revenu du travail avec un mystérieux air triomphant. Il cachait quelque chose dans son dos. Quand il a tendu l’informe vêtement marron à Jorge, celui-ci a sauté de joie et a passé sa soirée à essayer des nouvelles tenues : des K-Way, des duffle-coat, des hauts de survêtement, des gilets de toutes les couleurs. Il a même essayé de revêtir une veste de chasseur comme celle de Papi, mais malheureusement ça ne faisait pas partie de la liste des modèles disponibles. Depuis, Jorge arbore fièrement sa morphose et s’amuse à se changer en pleine rue sous l’œil éberlué des passants qu’il regarde avec un sourire ravi. Sa vie est devenue une cabine d’essayage permanente. Tout ce qu’il suffit de faire, c’est de recharger sa morphose le soir. Mais Jorge est distrait et il oublie souvent. Du coup, il a déjà passé une journée entière en queue de pie parce que sa morphose n’avait plus assez de batterie pour se changer en sweat.
D’ailleurs, ce matin sa morphose est quasiment à plat et elle se change difficilement en imperméable. Jorge enfile son sac et dévale les escaliers. Dans la rue, il pleut mollement et un vent frais vient fouetter son visage. Il marche vite aux côtés de son père, et ils arrivent rapidement devant l’entrée de l’école. Après avoir déposé un léger bisou sur la joue de son père, Jorge s’engouffre dans l’école tandis que la gardienne le sermonne d’une voix lasse, lui faisant remarquer qu’il est huit heures trente-cinq.
Jorge arrive dans la classe et s’installe discrètement, en chuchotant à sa morphose de se sécher (car oui un mini sèche-linge intégré permet d’évacuer rapidement l’eau quand il pleut) et de se mettre en veille.
La journée d’école commence et Jorge sent que cette journée va être longue, très longue. Le maître parle de mathématiques tandis qu’à côté de lui son amie Lucie dessine un monstre étrange sur son cahier entre deux calculs. Jorge lui demande à voix basse de quoi il s’agit.
« C’est un Big Mac mutant, cette nuit j’ai rêvé que j’allais au MacDo et que j’étais attaquée par mon Big Mac » lui répond Lucie qui décidément n’a pas son pareil pour inventer toutes sortes d’histoires fantasmagoriques. Grâce à sa morphose, qu’elle a eu en promotion parce que son père travaille dans le magasin Adidas des Champs-Élysées, Lucie vient tous les jours habillée en licorne fluorescente ou en dragon de Komodo, au plus grand regret de tout le personnel éducatif qui crie au carnaval incessant. Les heures passent avec une monotonie vertigineuse, et Jorge se sent plonger lentement dans une sorte de sommeil demi-conscient dont il n’est tiré que par la sonnerie de la récréation.
Quand il sort dans la cour, il pleut des trombes et Jorge revêt donc un imperméable bleu vif. Avec les copains, il joue à danser sous la pluie et à sauter dans les flaques. Puis, au milieu de la récréation, le ciel se dégage d’un coup et la pluie cesse. Un doux rayon de soleil apparaît dans la cour. Jorge décide alors de mettre sa morphose en mode sweat, pour faire comme tout le monde. Mais la batterie est de plus en plus faible et l’habit se change en gilet jaune. Pas grave, ça fera l’affaire et puis c’est amusant.
La récréation s’achève et Jorge remonte en classe avec ses camarades, en discutant d’un film qu’il n’a pas vu mais dont il parle avec une conviction déconcertante. Ses parents l’empêchent souvent de regarder la télévision le soir, parce que selon eux il vaut mieux lire un livre que de regarder une émission débile et puis il est tard, va te coucher Jorge.
La classe reprend, on fait maintenant de l’histoire et Jorge écoute d’une oreille les histoires de Jeanne d’Arc et de couronnement à Reims tout en regardant par la fenêtre. Il est question de guerre contre les Anglais et de Charles VII. La sonnerie du midi finit par retentir et Jorge se précipite sans attendre vers la cantine avec ses amis. Aujourd’hui, c’est pizza au menu, d’où la ruée et le capharnaüm dans la salle.
Une fois la pizza engloutie, Jorge sort dans la cour alors que la pluie reprend. Il dit à sa morphose de se faire K-Way, mais rien ne se passe. Le voilà qui est de plus en plus trempé alors que sur sa manche gauche, le voyant de la batterie clignote rouge. Jorge s’énerve et finit par crier sur son sweat.
C’est alors que la morphose frémit et prend une couleur blanche immaculée. Lentement, des plumes apparaissent sur les manches et le dos du sweat, qui se rétrécit et moule affreusement Jorge. Une capuche avec un bec surgit, tandis que la morphose est agitée de ce qui paraît être des spasmes de plus en plus violents. Jorge est maintenant recouvert d’un habit d’oiseau et ses membres s’agitent de plus en plus sans qu’il ne puisse rien faire. Ses camarades, tous interdits, le regardent avec consternation. Il se met à battre frénétiquement des bras en hurlant, cherchant du regard ses camarades, ne comprenant pas ce qui lui arrive. Lentement, il décolle du sol, d’un mètre tout d’abord, puis de trois, de cinq, de dix. Il vole maintenant au-dessus de la cour, tandis que le voyant de sa manche clignote avec fureur. Son habit émet même un message vocal qui indique une « situation anormale ».
Peu à peu, Jorge parvient à maîtriser les mouvements de ses bras et le voilà qui plane de plus en plus régulièrement au-dessus des immeubles, comme une immense colombe affolée. Il tente d’alerter les gens éberlués qui sont à leur fenêtre mais sa bouche n’émet qu’un cri aigu et bref. Il se sent léger, très léger. Il survole la ville sans pouvoir atterrir, porté par les courants d’air, se dirigeant vers Notre-Dame.
Tout d’un coup, Jorge sent qu’il faiblit, qu’il perd de l’altitude et que ses ailes sont lourdes. Il chute, de plus en plus vite, et imagine avec effroi sa rencontre prochaine avec le béton, là-bas en bas, maudissant intérieurement cette cochonnerie de morphose qui l’a transformé en volatile. Il lui faut vite trouver un endroit où stopper son vol chaotique au risque d’y laisser sa vie. Il se dirige vers la cathédrale et finit par s’écraser avec fracas sur le toit de celle-ci, en s’éraflant méchamment, tant et si bien que ses plumes blanches se couvrent de sang. Jorge reste ainsi prostré sur le toit de l’illustre bâtiment, incapable du moindre mouvement.
Petit à petit, une foule importante se masse aux abords de l’île de la Cité et sur le parvis, des pompiers arrivent en trombe, toutes sirènes hurlantes. Ils fendent la foule et pénètrent dans la cathédrale sous l’œil de Jorge, qu’un amusement étrange a saisi. Les voilà qui arrivent sur le toit et qui prennent cet être mi-oiseau mi-enfant dans leurs bras avec un air circonspect. Alors qu’ils sortent, la morphose fait un bruit strident et redevient l’habit informe et marron siglé Adidas qu’elle est à la base.
Jorge recouvre alors l’usage de la parole, se tourne vers le pompier qui le tient dans ses bras et lui dit : « Sacrée journée n’empêche ! ».
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