2020- Les sardines ne chantent pas (ou rarement) Guillet Ariane 1ère H4 1er prix lycée



Les sardines ne chantent pas (ou rarement)

Isabelle était la huitième sardine de la dix-huitième boîte de sardine Bertrand Billoux de la supérette de Villers-les-rivettes. Bertrand, le jeune entrepreneur et créateur de la célèbre boîte de sardines du même nom, regardait l’étalage du supermarché avec fierté. Au beau milieu du rayon, siégeant avec élégance parmi les marques concurrentes, la petite boîte verte se faisait remarquer. Bertrand se félicitait intérieurement. En tout point le design, la conception même de ses boîtes embrassaient l’esprit de son entreprise, qu’il avait voulu résolument jeune.
Bien qu’il craignît pendant longtemps que ses origines luberonnaises ne nuisent à sa légitimité dans les nobles ambitions qu’il projetait en matière de sardines molènaises, il pouvait se flatter d’avoir mené son entreprise jusqu’à un grand succès. Et ce fut donc non sans une certaine vanité qu’il se saisit rudement de la boîte dix-huitième du nom, où Isabelle coulait des jours heureux.

Certes, elle était morte. Mais de ce nouvel état elle trouvait un contentement que vivante, elle n’aurait pas soupçonné. On en a que peu idée mais la vie de sardine n’a rien d’une promenade de santé. La monotonie de la vie en banc bien vite avait lassé Isabelle. Elle n’avait toujours eu que peu d’amis, et souvent elle avait envié les mérous et les murènes, qui ne connaissent pas comme elle la nécessité de se déplacer à plusieurs. Elle s’était fait la réflexion que tout son malheur était né de ce manque de liberté, de cette frustration. Elle avait la chance, à la différence des autres moules ou anémones qu’elle avait pu croiser, de pouvoir se mouvoir par elle-même ; seulement son indépendance jamais ne pouvait être complète. Elle vivait dans un monde où vivre était synonyme de vivre avec les autres, même dans cette boîte où elle terminait son existence. Son plus grand regret restait d’avoir renoncé à sa carrière de chanteuse. En effet elle avait hérité de sa mère un joli brin de voix, qu’elle avait longtemps espéré mettre à profit, mais par un conformisme social qu’elle cachait derrière le concept de prudence, Isabelle avait fini par y renoncer. En somme, en trente ans de vie sardinienne elle n’avait su tirer de sa vie qu’une grande amertume.

Bertrand Billoux retourna à son appartement. Il se réjouissait à l’idée des délicieuses sardines prestement alignées sur du pain chaud, plaisir décuplé par la satisfaction de savourer le fruit de son propre travail. Il ouvrit la boîte. D’un air fébrile, Isabelle jeta un regard froid sur celui à qui sans le savoir elle devait son état, et qui ne manquerait pas de l’achever d’ici quelques minutes. Elle en frissonnait. Elle aurait pu crier, elle s’en retint de peu. Bertrand dévora trois copines avant elle, Pauline, Bernadette et Flore. Pauline avait toujours été un peu idiote, il lui semblait juste que ce fut elle qui parte la première.

Au moment où vint son tour, Isabelle, qui nourrissait des envies suicidaires depuis longtemps maintenant, ne put se résoudre, aussi étrange que cela puisse paraître, à cette fin sinistre. Et alors que Bertrand s’apprêtait à la saisir de la pointe de son coutelas, d’une voix à la fois tremblante et impérative, elle lui ordonna de la laisser, encore un instant. Bertrand marqua une pause dans son mouvement. Décrire sa réaction est un exercice bien difficile. Il n’était ni surpris, ni apeuré. Contrarié seulement. Il savait que les sardines, malgré toutes les spéculations fantasques qu’il avait pu entendre à leur sujet, étaient dotées d’une nature profondément sensible, et une qui aurait reçu le don de la parole, ne manquerait pas d’en abuser pour quelque discours dégoulinant de pathétisme et de lyrisme, qu’il fuyait toujours depuis la mort de son épouse et avec elle, de ses nombreux téléfilms et autres séries américaines. Tout émue, la petite Isabelle ne savait que dire. Elle voyait finir là un court chemin qui résumait sa vie, elle en aurait bien voulu un peu plus. Son corps chétif elle le savait ne survirait pas au broyage auquel procèderaient méthodiquement les incisives, les canines, les prémolaires, puis les molaires. De toute manière elle n’avait pas envie de faire l’expérience de ce douloureux voyage à travers le corps humain. Elle préférait renoncer à sa part d’éternité pour tomber dans l’oubli, dans un abîme où son âme interdite, muette, pourrait s’éteindre mais doucement, comme une bougie sur laquelle on souffle. Abasourdie par cette idée, Isabelle, du peu de force qu’elle puisait encore en elle, se déplaça gauchement de la mare d’huile de la boîte à la mare d’huile de l’assiette.

« Un instant s’il-vous-plaît !

Qui y'a-t-il ? interrogea Bertrand.

Avant que mon âme ne me quitte, laissez-moi vous chanter un dernier air.

Mais les sardines ne chantent pas ! s’écria-t-il. De plus, vous n’avez pas de tête. Cela me semble à vrai dire bien incommode pour entamer un récital. Le ton sarcastique de Bertrand déplut fortement à Isabelle.

C’est que, dans ma famille comprenez-vous, nous pouvons encore être consciente après notre décès, du moins jusqu’à temps que notre dépouille se décompose tout à fait. C’est une faveur peu connue que nous avons remportée en 1551, sous le règne d’Henri II, après une pêche miraculeuse qui sauva de la famine toute la région. En gage de notre dévouement, et en remerciement de notre sacrifice, notre âme continue un peu à goûter les bonheurs terrestres. Moi comprenez-vous, je suis vieille, et malheureuse. Je sais bien qu’il est temps pour moi de partir. Et quelque part je n’en suis pas si mécontente. Mais avant tout de même je voudrais vous chanter quelque chose, une petite chanson que je connais bien.

Là n’est pas la question. Vous qui semblez si au fait des lois qui régissent ce pays, vous devriez savoir que depuis 1912, il est interdit à tout animal appartenant aux espèces suivantes : cétacés, batraciens, clupéidés, enfin, les sardines quoi, même si l’appellation comprend aussi les harengs, les aloses et les menhadens mais passons vous avez compris, de chanter. »
Si Bertrand était si au fait des prérogatives s’appliquant aux sardines, c’est qu’il avait étudié le Droit pendant quelques années, avant de se lancer dans son entreprise, et qu’il se plaisait à entretenir les maigres connaissances qu’il avait en ce domaine, autant par praticité que par orgueil.

Maintenant Isabelle pleurait tout à fait. Les larmes salées roulaient le long de ses écailles, formant autour d’elle de visqueux amas graisseux.
Bertrand finit par se laisser toucher par le pleur de la sardine. Il était régulier, ponctué par des soupirs plus amples et quelquefois un hoquètement qu’elle cachait maladroitement, et qui de là où se trouvait Bertrand, lui revenaient grâce à l’écho de la pièce comme une douce mélodie, une berceuse. Les sentiments le prenaient. D’autant plus facilement qu’il savait bien que cet interdit ne s’appliquait en réalité qu’aux exercices de ventriloquie, à la suite d’un scandale sanitaire.
« Allons, allons. Il n’est pas nécessaire de se mettre dans des états pareils. Ressaisissez-vous. Après tout nous sommes seuls, nul n’en saura rien. Si vous tenez si peu que cela à l’existence, je prends sur moi de vous laisser mourir comme vous le souhaiterez. Enfin voyons, on n’a jamais vu une sardine pleurer comme ça, calmez-vous voyons, calmez-vous. »

Isabelle regretta l’absence de sa tête, elle aurait bien voulu lui sourire. Alors, elle commença. Ce fut d’abord un élèvement léger de la voix, comme un susurrement au creux de l’oreille. Puis, au bout d’une dizaine de secondes, elle prit un ton plus grave, de baryton presque, qui conférait à son chant davantage de solennité. C’était une chanson grivoise et un peu rebattue que sa mère avait pris l’habitude de lui chanter étant petite, mais les souvenirs heureux qu’elle évoquait pour Isabelle s’en ressentaient dans les paroles, et l’imprégnaient d’un sens nouveau. C’était un morceau de sucre roux dans un thé tiède.

Une fois terminé, un bref silence prit place dans la pièce. Les yeux de Bertrand erraient de la table à l’évier, puis de l’évier au tabouret. Chez lui, c’était petit. Il finit par jeter un regard sur la sardine. Elle était inerte. Après cette expérience il ne parvint pas à la manger. Il se résolut à la laisser choir sur un coin de la table. Le dimanche, à la messe usuelle, il eut un peu honte de songer un instant à prier pour le salut de la sardine. A son retour, il constata que son jeune chat s’était chargé d’en finir les restes.

Il oublia presque tout à fait son aventure, mais bien plus tard, alors qu’il tentait de décrire à sa mère l’impression qui lui venait du récital de sa jeune nièce à une énième réunion de famille, lui vint à l’esprit l’expression de « chanter comme une sardine », image dont il ne réussit pas à trouver l’origine, mais qui lui sembla si frappante qu’il se mit à l’utiliser à tout bout de champ, au point qu’elle en devint un sujet de raillerie qui le poursuivit jusque bien après sa mort.

Commentaires

Olivier T a dit…
Bravo Arianne c’est excellent Elias
Olivier T a dit…
Bravo ariane c’est excellent ��
marie-claude cherqui a dit…
Bravissimo Ariane ! Quel talent ! J'adore ta sardine ! Marie-Claude
Unknown a dit…
Bravo Ariane!
belle écriture et inspiration bien française :-) elle est vraiment sympa ta sardine...
un petit salut au passage à Georges Fourest:

"Dans leur cercueil de fer-blanc
plein d’huile au puant relent
marinent décapités
ces petits corps argentés
pareils aux guillotinés
là-bas au champ des navets !"

On attend la suite de tes ouvres complètes avec impatience
Béa
Unknown a dit…
bravo Ariane,
belle écriture et inspiration bien française...clin d'oeil au passage à Georges Fourest!
"Dans leur cercueil de fer-blanc
plein d’huile au puant relent
marinent décapités
ces petits corps argentés
pareils aux guillotinés
là-bas au champ des navets !"

On attend la suite de tes oeuvres complètes avec impatience :-)
Béa

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