2018 2e prix supérieur Va voir ailleurs s'y j'y suis par Laurène Fernandez Ecole Estienne


Va voir ailleurs s'y j'y suis




C'est l'après midi. Par la baie vitrée, des arbres sans feuilles, quelques passants emmitouflés, une immobilité givrée et endormie. Rachel détache ses mains potelées de la vitre froide, laissant un instant une trace de buée. Il fait bon dans la salle à manger. Maman est assise à table, elle travaille et sourit légèrement dans sa concentration. Paresseusement, le soleil glisse sur le parquet, révélant des moutons de poussière ici et là.
Dans le silence, le stylo de maman gratte la feuille, vite, vite, vite ; les jouets de Rachel couinent, couic, couic, couic. Un couic plus fort que les autres s'élève ; Rachel a jeté son jouet à terre, elle s'ennuie. Sur la pointe des pieds elle s'approche de maman et lui fait un câlin. Son pull sent la lessive. Une main sur ses cheveux ; maman s'est retournée. Et le stylo qui écrit encore, vite, vite, vite ; maman ne s'est pas arrêtée de travailler.
Maman travaille beaucoup, elle connaît des tas de choses  ; Rachel l’admire. Mais elle ne sait pas jouer. Ou alors elle a oublié. Rachel a essayé de lui expliquer avec ses figurines, mais maman n’a pas compris, elle l’a simplement regardée en souriant. En fait, maman n’a jamais joué avec elle. Alors Rachel n’aime pas le stylo. C’est de sa faute. Maman trouve Rachel très drôle, elle ne se méfie pas.
Rachel veut que maman s'occupe d'elle, elle s'ennuie.
«  J'ai faim.  » Sa voix est geignarde. Celle de maman est lointaine quand elle lui répond :
«  Pas maintenant. Maintenant il est 15h, mais dans une heure il sera 16h et je te donnerai des tartines.
— Et si dans une heure j'ai plus faim ?  »
Maman rit légèrement, et dépose un baiser sur les cheveux de Rachel. Et le stylo qui écrit encore ! Vite, vite, vite ! Rachel en a déjà cassé plein. Elle les cache tous dans une boîte au fond de son armoire. Maman s’étonne de ces disparitions, mais elle en rachète toujours.
«  Pourquoi t'es pas là maman ?
— Non en effet je ne suis pas là. Je me suis perdue, c'est embêtant.
— Non, je veux dire que c'est ta tête qui est pas là.
— Mais c'est parce que je me suis cachée, ma douce.
— Où ?  »
Maman appuie gentiment sur le nez de Rachel.
«  C'est toi qui vas me le dire.  »
Rachel ne comprend pas. Elle sent que maman n'est pas sérieuse. Que c'est un jeu, pour l'occuper, pour lui faire oublier le stylo. Mais maman ne joue jamais. Rachel ouvre grand les yeux, elle la regarde. Maman sourit toujours.
«  D'accord.
— Alors, est-ce que je suis... derrière le rideau ?  »
Rachel regarde maman. Et puis, lentement, elle se tourne vers le rideau qui frôle mollement le parquet. On peut voir à travers, et aucun pied ne dépasse. Pourtant, sa main n'est pas très assurée lorsqu'elle écarte le tissu. Ouf, il n'y a que la vitre froide.
«  Non, maman, tu n'es pas derrière le rideau.
— Dommage, essayons encore. Alors, est-ce que je suis...sur ta tête ?  »
Rachel éclate de rire ; maman sur sa tête, quelle idée !
Elle fait volte face et court vers le miroir de l'entrée. Elle regarde son reflet en riant et passe ses mains au dessus de sa tête.
«  Y a rien sur ma tête !
— Je crois que je suis dans la baignoire.  »
Rachel rit de plus belle et s'élance vers le couloir ; ses semelles en plastique résonnent clairement entre les hauts murs. Que c’est drôle de jouer avec maman, comme c’est nouveau  ! La maison semble désormais un grand terrain de jeu. La poignée de la porte est très haute, Rachel doit se mettre sur la pointe des pieds pour l'atteindre. Derrière, l'obscurité, et quelques éclats de lumière ici et là sur le carrelage. À tâtons, Rachel cherche l'interrupteur ; le lavabo apparaît, imposant. Elle court jusqu'à la baignoire, et doit sauter pour voir à l'intérieur.
«  Non maman, y a rien dans la baignoire !  »
L'écho de son cri sur le carrelage la surprend. Elle reste un instant sans bouger, la pièce froide et imposante lui donne soudain des frissons. Rachel n'aime pas vraiment rester seule, sauf dans sa chambre. Elle se réfugie dans le couloir, sur le parquet ensoleillé.
«  Maman, tu n'es pas dans la baignoire !  » Répète-t-elle en s'approchant de la salle à manger.
«  Ma chérie, n'entre pas, va plutôt me chercher dans le frigo." La voix de maman est bizarre.
Rachel tend l'oreille ; le jeu était peut-être un moyen de l’éloigner  ? Tous les ans maman lui dit d’aller dans sa chambre le soir du réveillon, et quand elle revient il y a des cadeaux. Rachel est toujours déçue de rater le Père Noël.
Mais la maison est silencieuse, elle n'entend que le grattement du stylo sur la feuille, encore et encore, comme une litanie... Rachel n'aime pas ce bruit, elle se bouche les oreilles. Le stylo la nargue souvent. Le frigo. Maman est dans le frigo, elle va lui faire un câlin, sortir le beurre et lui donner ses tartines.
Elle court dans le couloir, se cogne au coin du mur et ouvre le frigo. La lumière s'allume, la nourriture est là. Mais pas maman. Maman ne fait plus de bruit, Rachel n'entend que le stylo.
«  Maman, je ne veux plus jouer ! Dis moi où tu es cachée maintenant !
— Ma chambre, va dans ma chambre...  »
Rachel ne comprend plus maman. Elle a un peu peur même, alors elle entre dans la salle à manger. Le stylo écrit très vite et maman se tient très droite. Rachel s'approche.
«  Maman...  »
Elle s'arrête. Maman lui jette un regard vide, elle semble très concentrée.
«  Rachel, va voir dans ma chambre si j'y suis. Laisse moi travailler.  »
Ça ne ressemble plus à un jeu. Le stylo a gagné, et Rachel doit laisser maman travailler. Elle n'aime pas vraiment la chambre de maman. Les meubles sont noirs et trop hauts, des affaires bien rangées dans des tiroirs en plastique. Elle pousse lentement la porte et jette un regard prudent à l'intérieur. Sur la pointe des pieds elle s'avance vers le lit et enfonce son visage dans la couette moelleuse. Un faible grincement parvient à ses oreilles ; Rachel sursaute. Elle sent le matelas sous la couette. Maman n'est pas sur le lit. Peut-être en dessous ? Elle se penche et lance un rapide regard sous le sommier. À part quelques moutons de poussière elle voit seulement le rai de lumière de l'autre côté du lit. Le grattement s'intensifie. Rachel se souvient de ce que maman lui a dit, que les sons circulent bien dans les tuyaux du radiateur, quelqu'un doit taper dessus à un étage inférieur. Elle se retourne et observe les penderies noires. Elles sont tellement grandes, elles vont lui tomber dessus. Un autre grincement. Presque un vrombissement. Où ? Rachel se retourne rapidement, aux aguets. Son sang palpite à ses oreilles, sa curiosité résiste à son envie de partir en courant. Là, dans un des tiroirs en plastique. À l'intérieur, elle croit voir une forme bouger. La forme tape rapidement contre le bord du tiroir. Rachel ouvre grand les yeux, la respiration précipitée. Fascinée, elle s'approche lentement du tiroir ; à l'intérieur, la forme continue de s'agiter, elle est blanche, allongée. Comme une main. Rachel a le temps de voir de longs doigts blafards, mais elle entend du bruit à la porte. Elle sursaute avec un cri, se retourne. Maman entre lentement dans la chambre. Le regard de Rachel descend le long de son bras.

Dans la salle à manger, le stylo écrit encore, vite, vite, vite.

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