2018 Lila Inés Aliéf 2° 2ème prix lycée

Lila

« Assieds-toi ».
Elle se jette plus qu’elle ne s’assied dans ce fauteuil qui se veut accueillant, avec son assise violette, exactement le même fauteuil que celui du bureau de sa psy. Comme si on se souciait de la savoir bien installée, alors qu’au fond, qu’est-ce que ça peut faire, hein, que Lila existe. Mais faut bien gagner sa croûte.
« J’ai cru comprendre que ça se passait mal avec la famille d’accueil. »
Pas de réponse, elle mâchonne son chewing-gum, enfoncée dans ce fauteuil, jambes croisées, attitude provocante. Ses mâchoires se déforment en rythme et chaque mastication fait ressortir la maxillaire et l’os de la pommette émaciée.
En effet, ça se passait mal. Pas plus que les autres, les D. ne comprenaient son mutisme, ces soudaines envies qui la faisaient fuguer au milieu de la nuit pour courir le long de la route, jusqu’à la forêt, à en perdre haleine, revenir, sale et sentant le fauve, disparaître des jours durant, rentrer un beau jour sans qu’on ne sache d’où ni comment. Les D., c’étaient une famille d’accueil bêtement ordinaire, payée pour s’occuper des gosses, payée pour un sourire, payée une brimade, une famille moyenne qui vendait de l’amour en conserve pour arrondir ses fins de mois.
« Les D. ont vraiment tout essayé, avance l’assistante sociale, mais ils ont épuisé leurs réserves de patience. Cela fait trois fois qu’ils ont à se plaindre de toi, Lila, la prochaine, c’est retour au foyer, tu le sais. »
Se plaindre, là encore, un joli euphémisme, typique du jargon de ce métier qui l’a amenée à polir sa langue, pour ne rien dire qui ne sorte du politiquement acceptable, ce métier qui consiste à fouiner dans la vie privée des gens, à décider pour eux de la conformité de leurs relations, de leurs sentiments. Elle se souvient de ce qui a été dit sur Lila. Elle donne le mauvais exemple aux enfants, elle est brutale et butée, impossible de la percer à jour, cette fille est une huître. Il n’y a qu’avec le chat qu’elle a l’air de s’entendre, l’autre jour elle a laissé le petit Mathieu hurler quatre heures consécutives dans son lit à barreaux, sans jeter un coup d’œil à l’enfant qui étouffait dans sa gigoteuse, les parents absents un beau mercredi matin, partis chez le médecin où Mme D. recevait la nouvelle de sa troisième grossesse –encore un garçon, qu’elle n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter, et ce « encore » accompagné d’un petit soupir disait mieux que tout la déception. Et puis, Lila, on ne sait jamais ce qu’elle pense, elle ne répond pas quand on lui parle, se contente de vous regarder fixement, se cache derrière son masque morne comme derrière un tronc d’arbre, et toutes les tentatives de percer la carapace viennent se fracasser sur la grève de son indifférence.
Lila, elle, s’en contrefout des D. Non, elle, soudain blême dans son fauteuil, elle ressasse en tous sens le mot « foyer ». Elle se débat au milieu du ressouvenir de l’orphelinat. Des douches froides et des cheveux courts, du frère vite éloigné, vite adopté, source de jalousie. Elle se souvient des draps minces et des dortoirs surtout. Pas un instant d’intimité, tous entassés dans ce chenil qui l’hiver retentissait des reniflements des marmots et dont les murs, l’été, suintaient la canicule.
Et les autres pensionnaires, dans les yeux desquels elle s’horrifiait de retrouver aussi les stigmates de l’enfant battu, avant de se rendre compte que c’était son reflet à elle que ces regards lui renvoyaient.
L’assistante lui demande « si ça se passe bien avec la psy », si « ça la fait avancer ». Nan. Pendant les séances, Lila est muette comme une carpe. Par la suite, elle remue tout ce qu’elle aurait voulu dire à cette psy dont elle s’est intérieurement fait un modèle, un figure idéale (son physique, ses traits sereins de danoise, c’est une vraie demoiselle délicate, elle lui fait penser à ces filles qu’elle venait épier à la sortie du lycée privée de la ville, toujours habillées gentiment, dont les voix polies lui parvenaient à travers les interjections, qui rentraient sagement à vélo, faisaient toutes de la couture et des aquarelles, dont les seuls chagrins étaient causés par la perte d’un mouchoir et dont les sorties les plus excitantes, c’étaient le train qu’elles prenaient le premier samedi des vacances, pour aller voir Mamie en Lorraine). Sa peur de la décevoir, de lui raconter ses horreurs, ce dont elle a peut-être le plus honte : qu’elle maltraitait son frère bébé, ce frère qu’elle adorait mais dont elle avait voulu faire sa chose, sur lequel elle avait voulu exercer son autorité, reproduire la violence maternelle, par sadisme ou parce que c’était le seul mode de communication connu.
Et aussi ces souvenirs fugaces d’humiliations qui remontaient à des temps immémoriaux ; la fois où on l’avait acceptée pour jouer à cache-cache, alors qu’habituellement elle se tenait toujours à l’écart des autres, que même la petite malentendante de l’autre classe de CE1 la snobait. Elle s’était sentie folle de joie et de reconnaissance, s’était postée devant le platane rabougri de la cour –elle s’en souvient, elle était à six mois de se faire retirer de chez sa mère, à six mois de son premier foyer- elle avait caché ses yeux et s’était mise à compter lentement. Elle en était à 16 –son âge aujourd’hui- quand un grand coup de pied dans les fesses l’avait mise par terre, les deux genoux dans une flaque de boue ; elle s’était retournée, et avait vu tous ses petits amis s’enfuir en hurlant de rire. « Lila Gomès a des grosses fesses, Lila Gomès a des grosses fesses, ça rime ! ».
« Quelle plaie, cette fille », pense l’assistante. Elle en lâche pas une depuis le début ». Et c’est qu’elle commence à avoir sacrément faim, l’assistante, il est 11h34 et elle perd son temps, là, en pensant à Charlène qui a fini son service et doit être descendue avec les autres au McDo du centre-ville. Pourtant, l’assistante, elle a descendu trois paquets d’arachides depuis ce matin et elle grignotait encore ses chips quand Lila est entrée dans le bureau. Sa moue dégoûtée ne lui a pas échappé. Lila déteste voir les gens manger. La chair la dégoûte. Les bourrelets qui dépassent du T-shirt moulant de l’assistante lui donnent la nausée. Fut un temps, pourtant, où Lila était une enfant boulotte, aux cuisses et aux joues rondes, mais avec l’adolescence, le sortir de l’orphelinat, des idées de changement lui étaient venues. Il fallait se débarrasser de ce corps encombrant, et alors, peut-être, tuer du même coup tout ce qu’elle avait été jusqu’alors : une enfant battue, ballotée de foyer en famille d’accueil, sans visage et sans nom.
L’assistante avait jeté le paquet de chips dans le premier tiroir venu avec, comme une arrière-pensée, un sentiment de culpabilité dont elle ne parvenait à admettre qu’il tenait, en grande partie, à cette mimique de dégoût qui conférait à Lila comme une supériorité. « Vous êtes esclave de vos arachides, de vos chips, de toutes ces cochonneries » ; voilà ce que disaient ces yeux sous le regard desquels l’assistante, c’était plus fort qu’elle, se sentait ignoble, démesurée, sale.
Mon Dieu, elle avait hâte que cet entretien se finisse.
« Bon, je me doute de la réponse, mais veux-tu voir ta mère ce mois-ci ? Lila ? »
Lila leva ses yeux qu’elle tenait rivés sur les cuisses de l’assistante, fixa celle-ci d’un air absent. Revoir cette mère qui rentrait à deux heures du matin, les sortait du lit et les battait, battait, battait jusqu’à n’en plus pouvoir ? Cette même mère, une vraie mère avant que Papa ne se barre de la maison pour aller refaire sa vie loin d’eux, cette mère qui, elle s’en souvenait, ne puait pas l’alcool, se maquillait, de temps en temps, devant la glace, les emmenait au cinéma avec son frère, leur payait des tours de carrousel. Comment pourrait-elle la revoir sans le souvenir des jours heureux et des coups, des guilis sous la couette et des bouteilles d’alcool qui traînaient partout, sous les lits, dans les placards.
« Non ».
C’est son premier mot depuis une demi-heure de torture, sa voix ressemble à un croassement. Elle se retient de l’éclaircir ; ne surtout pas faire croire à l’assistante qu’elle se soucie de rendre sa réponse intelligible.
« Dernière question, soupire l’assistante, avant la fin de notre entretien, est-ce que ton souci de la fois dernière s’est arrangé « ? »
Le souci de la dernière fois. Ah oui, cette histoire de vol. La carte bleue de Mme D., retrouvée dans sa poche de sweat, et puis aussi, la semaine d’avant, la nièce de M. D., une blonde insupportable dont le téléphone dernier cri s’était mystérieusement retrouvé dans les affaires de Lila. De petits larcins, rien de méchant, elle avait de toute façon l’intention de le rendre, ce téléphone. Et puis Mme D., si désagréable, quel plaisir de la voir prendre peur, fondre en larmes en expliquant à son mari la perte de sa carte bleue, les petits D. effrayés par tout ce tapage tourner autour de leur mère en pleurnichant et tirant ses jupes. Rien de méchant, vraiment, même si ça lui arrive aussi de faire les poches aux gens –les pickpockets qu’elle a pu surprendre la fascinent, avec cette façon d’agir hors du temps, de saisir la seconde propice, un instant suspendu-. Même s’il se sont plaints, les D. ne voudraient pas la faire renvoyer au foyer, c’est qu’ils tiennent à leurs primes, tout de même.
L’assistante se lève, va ouvrir la porte : « Que comptes-tu faire, Lila ? ».
Crispation des lèvres, sourire forcé de circonstances, réponse habituelle qui sonne à ses oreilles comme d’une voix étrangère : « Je vais faire des efforts ».
Elle ne ferait rien. Elle continuerait à essayer de cesser d’être Lila, jusqu’à ce qu’elle se reconnaisse dans les yeux du type à qui elle ferait subrepticement les poches, un matin sur un quai de métro. Qu’elle reconnaisse dans le fond de son regard autre chose que son image de sale gosse indésirée : de l’intérêt, du respect, de l’amour peut-être. Alors, elle suivrait cet homme qui, l’espace d’un instant, lui avait renvoyé l’image de celle qu’elle voulait être.
Aimée.



























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