2014 2ème prix inter-établissements lycée - Les sept vont pêcher Annabelle Le Corfec



Les Sept vont pécher


            - Non mais, va-t-elle se réveiller, enfin ? Ça fait une demi-heure qu'on est prêtes ! Elle exagère, quand même !
            Ainsi s'exprimait la Colère, à propos de la Paresse qui sommeillait encore à onze heures du matin, alors que tout le Clan des Sept était prêt à partir pour la plage. Depuis leur colocation parisienne déjà, l'on sentait à travers les fenêtres ouvertes l'air coloré et enveloppant de juin qui annonçait un été magnifique. On entendait les cris de bonheur exaspérés des enfants et des oiseaux qui s'ébrouaient dans le jardin du Luxembourg, mêlés à la musique joyeuse d'une bande qui jouait des morceaux de Charleston.
            Malgré cette bonne humeur ambiante, la Colère brûlait d'impatience. Ne supportant plus devoir attendre, elle se rua dans la chambre de la Paresse dont la tête avait émergée de l'oreiller, finalement perturbée par tout ce bruit.
            - Tranquille, ma belle, fit la Paresse. Regarde, je me lève.
            Et, péniblement, lentement, elle sortit une jambe, puis l'autre, se mit sur le côté, se pencha un peu jusqu'à poser un pied, puis l'autre, souffla un peu, plia son bras, prit appui dessus, souleva le buste, souleva la couette à l'aide de l'autre bras, et apparut debout, habillée d'une robe fleurie.
            - Ben alors, t'as dormi tout habillée ? s'étonna l'Avarice, entrée dans la chambre pour comprendre ce qui justifiait un tel retard. « Voilà un bon moyen d'éviter l'achat d'un pyjama. Il faudra que je fasse ça. »
            - Oui ça prend moins de temps le matin comme ça. Ah zut, j'avais oublié de mettre mes chaussures.
            Elle se rassit sur le lit et commença à enfiler ses espadrilles.
            - Bon, on va y passer toute la journée ? L'Orgueil nous attend dehors avec la voiture, elle va se vexer si on n'arrive pas à l'heure, elle va imaginer qu'on ne voulait pas que ce soit elle qui conduise.
            La Colère et l'Avarice sortirent de la chambre, suivies par la Paresse qui avait pris avec elle son tricot, le seul sport qu'elle s'autorisait. Elles secouèrent la Luxure fatiguée de la longue nuit qu'elle avait passée, tirèrent la Gourmandise hors de la cuisine où elle s'empiffrait du pique-nique préparé pour la route, et s'engouffrèrent dans l'escalier, chacune portant son bagage - celui de l'Avarice n'était guère pesant, comme d'habitude.
            L'Envie admirait la robe de la Paresse, si colorée et printanière. C'était facile pour elle, elle était grande, belle, mince. A côté de la Paresse, l'Envie paraissait presque corpulente. Personne ne s'intéressait jamais à elle, et lorsque les filles avaient décidé d'emménager toutes ensemble dans ce grand appartement, l'Envie avait eu l'impression qu’elles ne l’avaient acceptée qu'à contrecœur, parce que cela facilitait leur tâche que d'habiter toutes ensemble.
            Pourtant, le Clan des Sept était depuis une éternité un groupe de filles soudé, et aucune n'aurait pensé vivre sans toutes les autres. Certes, la Colère s'énervait souvent, la Paresse ralentissait tout le monde, l'Avarice ne participait jamais aux dépenses communes, la Gourmandise pillait en cachette garde-manger et frigo, l'Orgueil était constamment sur la défensive, l'Envie convoitait ce dont disposait chacune des Six, et on ne savait jamais où la Luxure passait la nuit, mais chacune s'était habituée aux défauts des autres (il faut dire, depuis le temps), et elles vivaient plus ou moins dans une entente telle qu'on ne peut en trouver qu'au paradis.
            Ainsi donc, la grande Espace de l'Orgueil les emmenait vers la Côte d’Émeraude et ses falaises, pour une pause dont elles avaient rudement besoin, après l'âpre travail auquel elles s'étaient attelé tout l'hiver : en effet, semer insidieusement, pernicieusement, les pêchés parmi les cœurs, était certes assez aisé, vu l'empressement des Hommes à les accueillir, mais elles avaient fait tellement de zèle ces derniers temps que le Patron, fier d'elles, leur avait accordé une vraie semaine de vacances.
            Après un peu plus de deux heures de route, le Clan des Sept débouchait sur la côte, que les filles avaient décidé de longer pour profiter du paysage. C'était l'heure où le soleil avait décidé de donner beaucoup de lui-même, et en ce mois de fin de printemps, la mer lançait des reflets brillants et joyeux.
            A la vue d'une petite plage isolée, le désir leur prit de pique-niquer là, protégées du vent par une falaise qui les encerclait, et si elles avaient trop chaud, protégées des rayons par un rocher massif et sombre qui se tenait debout, fièrement. La Gourmandise était soulagée : cela faisait depuis le début du trajet qu'elle n'avait rien mangé : les autres avaient rangé le pique-nique dans le coffre et l'avaient empêchée de s'en approcher. Elle s'élança gaiement vers l'arrière de la voiture, empoigna le panier et suivit les autres jusqu'au bord de la plage tout en grignotant les macarons prévus pour le dessert.
            Alors qu'elles dégustaient le repas froid que l'Orgueil leur avait préparé - c'était une cuisinière hors pair, qui aimait bien qu'on le lui dise -, un vent glacé les fit frissonner. Elles virent au loin des nuages noirs qui s'amoncelaient, gonflaient, se déformaient en des figures terrifiantes, et qui surtout, s'avançaient à une vitesse folle de la plage où elles se reposaient.
            Très vite, la lumière éclatante du soleil fut remplacée par une lueur noire et la mer elle-même, à l'instar des nuages, gonflait ses vagues autant qu'elle le pouvait, pour les vomir ensuite dans un rugissement lugubre.
            C'est alors qu'il commença à pleuvoir. Une pluie fine les fit s'enfuir vers l'abri le plus proche : le rocher noir présentait un creux assez grand pour qu'elles puissent s'y tenir toutes. Tapies là, elles attendaient la fin de l'averse quand elles virent apparaître une marche d'escalier, dans le creux du rocher. Puis une autre marche parut, et ainsi de suite, lentement, se forma un escalier dont la brillance contrastait avec l'atmosphère noire qui les entourait. Curieusement, un vide lumineux se faisait autour de l'escalier que la pluie ne semblait pas atteindre, et cet escalier montait, montait, comme s'il voulait atteindre le ciel. Ébahi, le Clan des Sept se demandait comment réagir devant cette mystérieuse apparition. L'une des Sept avança :
            - Peut-être que c'est le Patron qui nous l'envoie, pour qu'on ne soit pas trop mouillées ?
            - Mais non, fit une autre, il nous a toujours dit qu'il ne fallait jamais faire confiance à quelque chose qui monte. S'il nous avait envoyé un escalier, il l'aurait fait descendre.
            - Je ne sais pas. A mon avis ça ne coûte rien d'essayer.
            - Ah non, moi je ne monte pas ! s'exclama la Paresse. C'est bien trop fatiguant. Ce n'est pas possible de monter cet escalier, il est bien trop haut.
            Titillée par ces paroles, l'Orgueil dit : "Tu me crois incapable de monter un escalier ? Je vais te montrer, moi." Et elle s'engagea la première, suivie de près par l'Envie qui ne voulait pas que quelqu'un accomplisse quelque chose sans elle. L'Avarice commença l'ascension à son tour, affirmant qu'il ne fallait pas se priver d'une aventure que ne leur coûterait rien. La Gourmandise suivit : c'était l'Orgueil qui tenait le panier avec les restes du pique-nique.
            Suspicieuses, seules la Colère et la Luxure restaient avec la Paresse qui s'était assise dans un repli du rocher pour se reposer de toutes ses émotions. Elles regardaient les quatre autres gravir l'escalier blanc, apparu de nulle part, attendant l'issue des évènements. Quand tout à coup la Luxure remarqua : "Dis donc, tu n'as pas l'impression qu'elles disparaissent ?" Et en effet, plus elles montaient, plus les quatre semblaient s'effacer. L'Orgueil était déjà presque transparente. La Colère leur cria :
            - Revenez ! Les filles, c'est une folie ! Ne montez pas plus haut !
Mais aucune ne l'écoutait. Ou plutôt, elles l'écoutaient, mais se tournant vers les trois qui étaient toujours en bas, elles leur faisait un signe de la main, puis continuaient leur ascension. Elles paraissaient aux anges.
            - Il faut que j'aille les chercher, résolut la Colère.
            - Ne sois pas bête, fit la Luxure. Tu serais prise à ton tour. Il faudrait d’abord trouver un moyen de redescendre.
            Et, regardant autour d'elle, la Colère vit que la Paresse avait repris son tricot. Elle lui arracha violemment des mains, doubla le fil pour qu'il soit plus solide, fit un nœud autour de sa taille, et confia la pelote à la Luxure, pour qu'elle puisse la tirer si elle ne revenait pas. Ainsi préparée pour son ascension vers le ciel, elle s'élança dans l'escalier et bien vite, doubla chacune des autres filles.
            Arrivée devant l'Orgueil, loin de s'arrêter, elle semblait continuer son élévation.   La Luxure tira sur le fil d'un coup sec, et la Colère fut freinée dans sa marche. Plantée sur ses talons, la Luxure tirait avec toute la force de ses maigres bras, jusqu'à ce que la Colère perde l'équilibre et dégringole les marches, entraînant les autres dans sa chute. Arrivées, essoufflées, sur un matelas de sable fin, le Clan des Sept courut bien vite vers la voiture, et s'éloigna avec hâte de la plage déserte où la pluie s'était enfin arrêtée.
            Alors, du haut du ciel, une voix puissante, claire et profonde, soupira : "Encore raté…"

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