2022 ligne de vie Elisa DRABBLE 2-2 2° prix lycée
Ligne de vie
Tu trouves la ville bien trop silencieuse, et en dévalant les escaliers de la bouche de métro, tu te dis que tu voudrais vraiment crever ce mutisme.
Tu ne peux pas rater ce train.
En bas des marches, tu soupires. Contraste étonnant avec Paris encore endormie ; vide de toute agitation et plongée dans le noir, elle retient son souffle.
Tu ne peux pas rater ce train.
Tu es pressée de te réfugier sous la lumière bégayante des néons, alors tu ne t’attardes pas. Tu n’as jamais aimé la nuit, l’obscurité encore moins. La clarté jaunâtre de ces lampes est une maigre consolation, mais pour l’instant, ça te suffit.
Tu ne peux pas rater ce train.
Tu reprends ton chemin d’un pas rapide. Tu tournes à droite, à gauche, fait signe à un balayeur bien matinal, sursaute à cause d’un pigeon qui n’a rien à faire là. Et puis tu aperçois le métro qui arrive, alors tu cours, tu cours. Tu ne peux pas le rater. Tu as calculé : si le 21 juin (jour du solstice d’été, 173e jour de l’année bissextile, fête de la musique et surtout date de ton anniversaire) tu prends le premier métro de la ligne 6 (ta préférée) à Nation (Paris 12e) alors tu devrais être capable de voir le soleil se lever sur la ville entre Bir-Hakeim et Passy.
Tu ne peux pas rater ce train.
On ne rate pas un train qui nous emmène voir le lever de soleil du dernier jour de notre vie.
(Picpus. 21 stations restantes.)
Tu as toujours aimé les trains, des trains en bois que tu construisais enfant aux trains à longue vitesse. Mais la ligne 6 a une place particulière dans ton cœur ; tu aimes le paysage qu’elle permet d’observer, tu as apprivoisé ses tressautements et tu t’es familiarisée avec ses pannes de courant.
(Bel-Air, déjà. 20 stations.)
Là, tu repenses au train qui a changé ta vie.
C’était un matin d’automne, assez humide, comme tu ne les aimes pas. Tu étais dans la salle d’attente de la clinique. Tu avais dix-sept ans : toute adolescente que tu étais, tu flamboyais. Et puis le médecin est arrivé.
Avec ses mots, il a soufflé ta flamme.
(Daumesnil. 19 stations.)
Ce qu’il t’a dit ?
Ce qu’il t’a dit, c’est que tu n’allais plus pouvoir entendre. Que tu étais en train de devenir sourde. De perdre l’ouïe. On pouvait le dire de mille et une façons différentes, l’horreur de la nouvelle restait la même.
Tu t’étais mise à crier, à pleurer, bientôt tu étais au sol, le visage défait, ta mère te répétant de ne pas en faire tout un drame, « ça aurait pu être pire ».
(Dugommier. 18 stations.)
Mais non. La musique était ce qui te rattachait à ce monde, et l’euphonie la quête de ta courte vie.
Tu aurais préféré qu’on t’arrache un membre. On n’aurait, au moins, pas arraché ton âme.
Bientôt, ton oreille ne serait plus si absolue, et tu pourrais laisser de côté l’idée de jouer.
Tu t’es rendue compte à quel point c’est rapide de tout perdre.
Mais tu avais vite compris que ta surdité n’allait pas être soudaine. Que tu avais, peut-être, encore quelques années devant toi.
Alors une fois chez toi, tu as pris ton violon, quelques vêtements et toutes tes économies (pas grand-chose, donc).
Et tu es partie.
Comme ça, sans dire au revoir à personne.
En embrassant le front de ton frère endormi, quand même. Et en lui laissant une boîte à musique sous l’oreiller (celle d’Emmenez-moi, d’Aznavour. Tu avais trouvé ça plutôt adapté).
Le train qui a changé ta vie, c’est l’Eurostar.
Tu es montée dedans sans billet, tu n’as pas croisé de contrôleur, tu en es descendue à Londres.
C’est là qu’a commencé ta nouvelle vie.
Tu commençais à perdre l’ouïe, alors tu avais fait un contrat avec toi-même : tu continuerais jusqu’à ce que tu ne puisses plus entendre. Après, tu partirais. Tout simplement. Étonnamment, ça t’avait ôté un poids des épaules, de te dire ça. Tu avais donc un objectif : te sentir vivante, de nouveau. Ou au moins ressentir quelque chose.
Peut-être même raviver cette flamme si brusquement éteinte.
(Bercy, Quai de la Gare, Chevaleret, Nationale, Place d’Italie. Perdue dans tes souvenirs, tu n’as pas vu les stations passer. 13 stations.)
La passion a toujours dicté tes faits et gestes. Elle ne t’as jamais maîtrisée, c’est plutôt toi qui t’es laissée envoûter. Depuis, elle commande ton indiscipline.
Arrivée à Londres, une des premières choses que tu as orchestrée : ton changement d’apparence. Dans la chambre de l’hôtel miteux que tu t’étais payée, tu as saisi une paire de ciseaux, et coupé tes cheveux en un carré coupe-au-bolesque. Tu les as ensuite teint : l’emballage de la couleur promettait un bleu électrique, tu avais obtenu un bleu délavé.
Ça te plaisait.
(Corvisart. 12 stations.)
Ensuite, tu avais décidé d’écouter. Chaque bruit devenait une musique, et tu en profitais, tu en profitais et tu n’étais jamais aussi heureuse que lorsque tu entendais un nouveau son. Tout bruit devenait musique pour tes oreilles, et tu te noyais avec plaisir dans cet océan de symphonies souvent discordantes.
Tu étais heureuse d’avoir choisi Londres pour ta fuite : il y a peu de villes aussi bruyantes qu’elle.
(Glacière. Tu souris en voyant la couleur rouge des sièges sur le quai : tu fais toujours l’erreur de les imaginer bleus. 11 stations.)
Mais les pas avaient commencé à se feutrer, les paroles à se murmurer. Les sons à s’étouffer. Un silence tétanisant s’ébauchait.
Un moment, tu avais bien tenté l’écriture.
Voir les mots au lieu de les entendre sonner, carillonner, tintinnabuler de la manière dont ils étaient sensés sonner, carillonner, tintinnabuler, s’était révélé un supplice trop difficile à endurer.
Et mots et maux s’étaient mis à rimer bien trop fort dans le silence qui s’installait.
(Saint-Jacques. 10 stations.)
Alors tu avais tenté d’oublier.
C’était facile d’oublier. Plus facile que de se raccrocher aux quelques sons que tu entendais encore. Plus facile que cette existence sans gammes et sans arpèges.
Oui, c’était sans doutes lâche. Mais tu étais arrivée à la conclusion, que tu l’étais, lâche. Lâche et passionnée. Un drôle de mélange. Un Fa et un Si.
(Denfert-Rochereau. 9 stations.)
D’abord, tu avais tenté d’oublier dans les parfums de tes histoires d’une nuit. Hommes, femmes, et puis tout ce qui peut exister entre les deux. Tu avais amants et amantes, conquêtes d’un soir.
Et même si leurs caresses étaient douces, leurs gestes presque affectueux et leurs souffles courts, même si tu te perdais dans ces nuits agitées et ces rivières de drap… le silence revenait toujours.
On ne t’a jamais chuchoté de mots d’amour au creux de l’oreille. Ou si on l’a fait, tu ne les as pas entendu.
Toi, tu as aimé.
Tu es persuadée qu’une partie de ton cœur part avec chaque étranger que tu croises dans la rue, que tu tombes un peu amoureuse de quelqu’un de nouveau chaque jour.
Et puis, aussi, il y a eu cette fille.
Tu l’avais rencontrée le deuxième mois que tu avais passé à Londres. Elle chantait dans un bar. Et qu’est-ce qu’elle chantait bien ! Alors tu l’avais écoutée chaque jour pendant des semaines, subjuguée, et tu étais persuadée de n’avoir jamais rien entendu de plus beau. Et son rire, son rire était la plus belle musique qu’on t’ai autorisée à écouter.
Elle n’a jamais posé les yeux sur toi.
Et dans le silence, parfois, tu te fais du mal en repensant à son rire.
L’amour n’avait donc pas fonctionné, et le besoin d’oublier devenait aussi intrinsèque que celui de respirer. Tu t’étais piquée, tu avais bu.
Tu as peu de souvenir de cette période-là. Tu sais juste qu’un jour, tu t’étais réveillée dans un lit d’hôpital. L’overdose avait presque faillit te priver de son à jamais.
(Raspail, Edgar Quinet, Montparnasse Bienvenüe, Pasteur, Sèvres-Lecourbe. Tu t’es encore perdue dans tes pensées. 4 stations.)
Tu es rentrée en France il y a deux jours. Tu en as profité pour déambuler dans la capitale.
Tu n’as pas téléphoné à tes parents pour leur dire que tu es là. Il y a longtemps qu’ils ont dû abandonner l’idée de te revoir. Et en quatre ans, tu t’es transformée. Tu n’es pas sûre qu’ils te reconnaîtraient, s’ils te voyaient.
(Cambronne. 3.)
Tu n’entends plus.
Tu n’entends plus, et c’est atroce.
Tu as peur de toucher à ton violon. Tu ne sais pas lire sur les lèvres des gens. Tu ne peux plus rien écouter. Tu n’entends plus, MERDE, tu le penses si fort ce mot de Cambronne et tu voudrais le crier, tu voudrais le hurler et briser ce silence insupportable qui t’accompagne nuit et jour, ce silence qui te bouffe, qui te consume, et pas à petit feu, non, c’est tout un brasier immense contre toi.
(La Motte-Picquet Grenelle. 2.)
Tu y es presque.
Tu arrives.
Plus que deux stations.
Tu dois pouvoir tenir encore quelques minutes sans devenir complètement folle.
(Dupleix. 1.)
Le monde n’a jamais été aussi indéniablement s i l e n c i e u x que maintenant.
(Bir-Hakeim. 0.)
Les portes s’ouvrent, tu descends en courant les escaliers. Tu fais tes adieux à la ligne 6.
Voilà. Tu es sur le pont, entre Bir-Hakeim et Passy. Le soleil se lève. Le spectacle qui se joue devant toi est indéniablement, universellement beau. Tu pleures.
Tu pleures, parce que c’est le dernier lever de soleil que tu vois.
Tu pleures, parce que ce n’est pas le silence que tu va crever.
C’est toi qui va brûler.
Un briquet dans une main, ton vieux violon dans l’autre, désormais tu souris.
Tu as toujours aimé l’idée de disposer de ta mort comme tu le souhaitais.
Et tu vas mettre fin au silence.
Tu approches la flamme de ton instrument. La chaleur se propage rapidement.
Tu signes la fin de ta plus belle symphonie.
C’est étrange. Tu es presque certaine d’être morte. Pourtant tu es là. TU ENTENDS.
Tu n’arrives pas à sentir ton corps. Tu n’es nulle part. Ou peut-être que tu es partout.
Ce n’est pas la même métamorphose que celle qui t’a transformée ces dernières années, ou la même que celle du cancrelat de Kafka. Mais c’est ta métamorphose.
Si la population parisienne entend le vent rugir un peu plus fort qu’avant, elle saura que c’est toi.
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