2012 Sans paraître exister Célia DEPOMMIER 1er prix CPGE Henri IV-2ème prix Interlycées


Sans paraître exister

« C’est ça. Enfin ces artistes tous pareils moi j'vous dis depuis trente ans que j'passe le balais là devant cette porte tous les matins -oui, oui, je sais que personne l’emprunte cet ascenseur, mais c’est moi qu’entretiens aussi devant sinon le trottoir ça contraste avec la porte de mon immeuble –mais enfin oui moi à chaque fois j'me dis non faut pas se laisser faire hein ! parce que ça ces artistes ils nous voient comme les petits gens de Paris, les pions sur leur grand plateau de jeu que eux ils regardent de haut, là et comme si dans la ville on était tous des petits travailleurs, des petits sous rien, et puis eux, alors là –les éclairés ! les grands voyeuristes de la société ! (– voyants Madame Bonat, voyants… -) Alors moi j'veux bien qu’y m’emmènent j'sais pas où les artistes ! tiens « porte… du rêve » oui hein qu’y m’emmènent porte du Rêve! Mais alors déjà ça c’est bien eux de penser qu’ils ont les clefs du rêve ! Enfin…. Et le courrier quand est-ce qu’il arrive ! »
Pendant ce temps ça caracolait dur dans l’immeuble de Meuricette; au premier étage on bouclait le cartable d’Azèle et on l’étouffait avec des tartines au beurre noisette ; troisième palier à gauche il enfilait son costume gris et ramassait ses clefs ; quatrième droite le jeune se tapait la tête contre son mur, comme ça déjà dès le matin pour se prouver à lui-même qu’il méritait pas d’être en vie de pas s’être réveillé à l’heure. Enfin on habitait un quartier sympathique mais tout était fastidieux, c’était pas chic, y avait toujours des tuiles, on avait tous un binz, on était pas dans le moove alors on était remisé là.

En fait la petite de la voisine, Azèle, c’était pas une idiote, celle qu’on étouffait à la tartine et sur qui on chargeait le cartable carré. Elle avait toujours eu l’air différente dans le fonctionnement interne de son esprit, c’était une petite un peu romance un peu, on aurait dit de loin comme ça. C’est qu’elle avait toujours eu les yeux dans le vague la petite, elle regardait dans le lointain ; c’était pas comme la concierge quand elle levait les yeux au ciel ; elle - et c’était de plus en plus frappant chez elle, à mesure qu’elle grandissait– elle, lorsqu’elle levait les yeux au ciel… elle voyait les nuages, sortait de la bulle parisienne, la pression partait loin, respirait l’air, sentait la fraîcheur, goûtait la brise, percevait le vol d’une mouette qui partait vers la Manche, et qui dût la transporter quelques années plus tard, en cette saison où la plage était déserte, mais où le roulis des vagues incessant émouvait les cœurs des passants, là-bas, près de la jetée sur la plage du Havre en hiver, parmi les quelques âmes qui vagabondaient et qui n’étaient pas arrivées par hasard.
Elle devait se retrouver là, happée loin du hasard, dans l’hiver isolé de la plage du Havre qui n’entendait plus les inconscients usages des routes toutes tracées, le chant rituel de l’été des badauds venant présenter leurs vacances à dorer au soleil. En hiver, la plage du Havre, c’était l’aboutissement d’un long chemin intérieur et la poésie emplissait le cœur de l’oiseau de passage; en hiver, sur la plage du Havre, celui qui s’y retrouve a fait le chemin pour voir la mer. Ame errante, Azèle était seule sur la plage, parmi les âmes errantes touchées par la beauté d’un ciel déchiré de nuages ; elle avait rejoint le Havre, le bout d’un infini si près d’une vie honnête et dure ; elle devait contempler les rouleaux se jetant sur la forte jetée près du port de plaisance, en biais, sur la gauche de la plage de galets gris. Elle devait recevoir quelques regards respectueux d’autres fidèles recueillis de la vie, en conscience avec eux-mêmes, de lui qui passait, simple et contenté, les mains dans les poches de son long imperméable, le pied incertain sur les galets, le corps lâche, mais le regard au vent sous un chapeau marron. Et la brise, et la simple nature des hommes et du monde, se retrouvaient ici ; ils y pensaient.
« Azèle… ! Ma fille !... Mais où peut-elle bien être ! Je l’ai cherchée, elle est partie, elle a disparu ! s’exclamait la mère d’Azèle à Meuricette penaude. Mon dieu, ma fille, elle a disparu, ma petite… Mais mon Dieu, mon Dieu, ma fille ! Ah… je m’en voudrais toute ma vie, s’il lui était arrivé quelque chose… » Enfin dans le quartier on ne savait pas où qu’elle était passée la gosse. A force de regarder la croûte cieleuse -c’est pas qu’elle avait dû se faire aspirer par les extra-terrestres of some sorte -moi je me disais bien qu’elle avait dû filer toute seule, la gamine. Enfin c’était bien son genre ; elle avait grandi pour disparaître. D'la vapeur qu’elle avait dans les yeux.

Elle profitait du bord de mer, Azèle, à l’âge où il fallait marquer ses rêves de futur, avant de s’en retourner. Le soleil semait des spots de lumière jaune pâle tachetés par les vieilles feuilles flétries des bouleaux à l’abri du vent sur la place de l’église ; l’eau descendait dans les rigoles de chaque côté de l’esplanade, derrière les bancs. Azèle dégringolait la volée de marches. C’était les dernières lueurs avant le soir. Elle s’était recueillie pour se trouver, et s’en retournait pour agir. Elle avait quitté le soleil déchiré, bordé le ciel iridescent.

C’est Meuricette qui eut la bonne idée. Elle a suggestionné la mère d’Azèle, un peu comme ça quoi Meuricette, d’appuyer là-bas pour voir ! « - Enfin j'veux dire qu’on sait jamais, ptètre vot’ fille c’est une artiste, faut la comprendre- moi pas, moi pas hein, ça c’est clair (les voyeuristes ! j'm’en fous !) – non mais vous, qu’êtes sa mère, faut la comprendre, la gosse ! Tout le monde on le dit nous, qu’elle a d'la vapeur dans les yeux ! » Alors la mère inconsciente de désespoir dans sa recherche s’approcha de la vieille porte d’ascenseur du quartier où que le bonhomme blanc de l’artiste semblait s’être fondu dans le métal, et s’apprêta à appuyer sur le bouton

un instant, elle fit face à l’art, et enfonça le « bouton du rêve ».

Alors le bonhomme blanc tendit ses deux bras pour faire coulisser la porte à lui : Azèle était là, sous le regard penaud de Meuricette, et sous le mien. Ses cheveux sentaient la mer ; elle avait grandi.



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