2021- Machinallemand Cyrus DELERME LS1 1er prix CPGE
MACHINALLEMAND
Un lundi soir d'octobre 185…, dans une petite ville de la Meuse, Annette Plessier, une domestique, entra au service de Nicolas Macque, un vieil inventeur. Fait encore plus étonnant : elle y resta.
Annette arriva devant la maison de son nouvel employeur juste avant 18 h.
La façade de la maison lui parut sinistre. Les murs sombres, les tuiles en ardoise, les fenêtres teintées et surtout la forme-même de l'édifice, étrangement fine et tordue, ne lui inspiraient pas confiance.
Une plaque en cuivre où l'on pouvait lire « Nicolas Macque, inventeur » surmontait la porte.
La cloche de l'église sonna 18 h. Annette s'avança pour frapper à la porte mais remarqua un bouton de sonnette. Elle appuya. Rien. Elle ré-appuya. Toujours rien. Elle allait frapper à la porte quand on ouvrit.
C'était un vieil homme aux cheveux blancs et l'air sévère. Il avait un tablier brun et des lorgnons qu'il enleva pour mieux examiner Annette. On sentait de la rigidité naturelle dans sa posture.
- Je vous ai entendu la première fois, pas besoin de s'acharner sur la sonnette. Vous êtes... ?
Sa voix avait des intonations mécaniques, comme le balancement d'un métronome.
La jeune femme se présenta comme la nouvelle servante. Elle lui montra sa lettre de recommandation.
L'homme, ne daignant même pas un regard pour la lettre, sortit sa montre à gousset et dit :
- Vous êtes en retard.
Annette objecta que la cloche venait de sonner 18 h.
- Malheureusement, elle retarde de 2 minutes, et il ajouta : contrairement à ma montre. Entrez.
L'intérieur était bien plus accueillant qu'Annette ne l'aurait cru. L'ordre régnait impeccablement dans cette maison. Elle suivit l'homme jusqu'au salon. Il lui dit sur le chemin :
- Celui qui blâme son erreur sur la machine est un sot ; la machine ne fait que suivre les instructions.
Annette soupira intérieurement. Sa première impression était ratée pour de bon.
Une fois au salon, L'homme s’assit en disant :
- J'exigerai de vous la plus grande ponctualité à l'avenir. Pour que ce genre d'incident ne se reproduise plus, je vous donnerai une montre qui sera à l'heure. Ne vous inquiétez pas, elle ne sera pas retenue sur votre salaire. En attendant, vous vous baserez sur l'horloge du salon.
Une fois assis, l'homme se présenta :
- Je suis Nicolas Macque, inventeur spécialisé dans la construction de machines.
Apparemment, la rigidité de l'homme ne venait pas que de sa posture. Après avoir lu brièvement la lettre, le visage de Nicolas prit un air soucieux.
Il borna l'entretien d'embauche à cette seule question :
- Savez-vous faire les œufs à la coque ?
Annette fut prise au dépourvu. Elle demanda des explications mais Nicolas ne répondit pas. Il reposa la question avec le même ton monotone. Annette répondit oui, tout naturellement.
- Parfait. Ce sera la seule tâche que vous aurez à faire manuellement. Pour le reste, vous n'aurez qu'à mettre les machines en marche.
Les machines ? Annette avait-elle bien entendu ? Pourquoi diable embaucher une servante si des machines pouvaient la remplacer ? Et pourquoi parler d'œufs à la coque ?
Annette découvrit durant la soirée que son audition ne lui jouait pas de tour.
La maison avait deux étages et une cave où se trouvait l'atelier de Nicolas, défendu à Annette. Ce qui faisait toute la singularité de l'intérieur, c'était l'omniprésence des machines. Elles étaient partout, véritable système pensé dans ses moindres détails pour
que tout ou presque soit réalisable grâce à des boutons, manettes et autres leviers.
Toute cette nouveauté machinale éblouit Annette, littéralement. En s'installant dans sa chambre, elle eut la mauvaise idée d'appuyer par curiosité sur un bouton de sa table de nuit et elle reçut en pleine face la lumière de la lampe de chevet, un objet qui lui était complètement inconnu au demeurant.
L'exemple le plus marquant de cette mécanisation de la vie domestique était la cuisine. Il y avait un tapis roulant sur lequel on mettait les plats vides et toute une machinerie s'occupait de verser ingrédients en quantité puis d'apporter les plats sur une gazinière pour la cuisson. Le contenu était ensuite versé dans des assiettes et il ne restait plus qu'à passer à table.
Tout dans la maison était à l'image de la cuisine : un ascenseur à la place des escaliers, une machine pour laver le linge et un lave-vaisselle, un éclairage et un chauffage à l'électricité, des boutons pour ouvrir les armoires...
Et ainsi de suite et ainsi de suite.
Étrangement, l'objet le plus simple qu'elle trouva dans cette maison fut une petite boite à musique sur la cheminée jouant « La Truite » de Schubert.
Annette mit du temps à se familiariser avec toute cette machinerie. Nicolas lui avait pourtant donné un manuel d'utilisation rédigé spécialement pour l'occasion mais Annette ne pensait pas comme l'inventeur, elle avait besoin de démonstrations pour comprendre. Cela agaçait Nicolas mais il faisait les démonstrations et Annette observait attentivement.
Ce qu'elle comprit très vite par contre, c'est que la vie de Nicolas était calibrée avec une précision qui ferait peur à une horloger suisse. Il était routinier à la minute près.
Il se levait à 7 h et descendait prendre son petit-déjeuner à 7 h 10. À 7 h 45, il descendait à l'atelier pour travailler jusqu'à midi, heure du déjeuner. À 13 h, il passait dans la bibliothèque pour y lire jusqu'à 15 h. Il retournait ensuite à l'atelier pour y travailler jusqu'à 18 h, heure du souper. À 18 h 45, il partait jouer du piano pendant exactement 45 minutes et à 19 h 30, il retournait à l'atelier. Puis à 21 h, il allait dans le salon pour boire une tisane avant de monter 20 minutes plus tard dans sa chambre au premier étage. Il était couché à 22 h.
Et le même programme se répétait chaque jour, machinalement.
Ses loisirs étaient tout aussi singuliers. Il lisait principalement de la philosophie avec une préférence pour les Allemands, en langue originale. Quant au piano, son jeu était mécanique. Il suivait scrupuleusement la partition, respectant les nuances et le tempo tel un automate. Il ne jouait pas pour l'expression mais pour la rigueur.
Il ne sortait jamais de la maison, ce qui lui valait une réputation d'excentrique en ville. Tout était livré, nourriture comme matériaux de construction. Annette savait que Nicolas recevait des commandes mais elle en ignorait les détails car l'inventeur refusait qu'elle mette les pieds dans l'atelier. Ses clients étaient peu nombreux mais ils le payaient généreusement pour qu'il leur construise des machines, parfois particulières, parfois fantaisistes, toujours originales.
Le rôle d'Annette dans cette vie réglée à la minute près était de s'occuper de la vie domestique : repas, linge, ménage. Elle s'ennuyait ferme car la machinerie lui laissait beaucoup de temps libre.
Nicolas étant avare en mots, le seul avec qui elle pouvait discuter était le livreur qui passait chaque lundi. Elle finit par aller faire le marché du dimanche, plus par besoin de conversation que de nourriture. Nicolas ne l'arrêta pas mais fit ce simple commentaire :
- Pourquoi perdre son temps là-bas alors qu'on peut se faire livrer ?
La tâche la plus importante de la jeune fille était de faire des œufs à la coque car étrangement, Nicolas n'avait pas construit de machine pour en faire. A chaque petit-déjeuner de l'inventeur, il devait y en avoir. C'était le seul moment de la journée où son visage sévère s'adoucissait. Il mouillait méthodiquement les lichettes de pain et les avalait, une expression de pur bonheur sur le visage.
Un événement amorça des changements dans cette vie machinale. C'était un mercredi midi, passé de 4 minutes. Le repas était prêt mais Nicolas n'était toujours pas remonté de l'atelier. C'était la première fois depuis qu'Annette était arrivée que le vieil inventeur était en retard. Inquiète, elle décida de descendre pour voir ce qui retenait Nicolas. En trouvant l'inventeur évanoui et du sang maculant sa table de travail, elle manqua de défaillir.
Quand Nicolas revint à lui, il était dans son lit. Le docteur fut formel : cancer de l'estomac et il était trop tard pour faire quoi que ce soit à ce stade. Il préconisa un repos absolu. Nicolas se contenta de dire :
- J'ai la mécanique qui rouille et alors ?
Il voulut reprendre son travail mais Annette força le malade récalcitrant à garder le lit. Elle ne pouvait pas supporter de voir le vieil inventeur se traîner péniblement jusqu'à la mort tel une machine endommagée continuant sa course, indifférente à ses dysfonctionnements internes.
Nicolas renonça à quitter le lit pour l'atelier mais il s'ennuyait ferme. Il demanda d'abord des livres mais les renvoya après les avoir à peine touchés, maussade.
Annette essaya d'égayer les journées du vieil homme en lui faisant la conversation. Nicolas fut d'abord agacé, lui demandant si elle n'avait pas quelque tâche ménagère à finir, puis se maudissant d'avoir tout automatisé dans cette maison.
Il finit par craquer. D'abord à contrecœur, puis avec un enthousiasme certes inaudible dans son ton toujours monotone mais qui ne trompait pas Annette, le vieil inventeur parla, d'abord de ses machines, puis de lui.
Il était allemand de Rhénanie et avait émigré en France à vingt ans. Il avait francisé son nom, Klaus Mach, par souci pratique. Même son accent avait disparu. Il avait acheté cette maison et l'avait transformée pour en faire une grande machine où tout fonctionnerait selon le principe d'automatisme, comme son esprit. La machine allemande c'était lui.
Un matin, en dégustant son œuf à la coque, Nicolas déclara :
- Mon seul échec, c'est les œufs à la coque. Je n'ai jamais réussi à construire une machine capable de les cuire à la perfection. Si j'ai un regret dans ma vie, c'est bien celui-là. C'est d'ailleurs pour ça que je t'ai engagée.
Annette proposa de profiter du temps qu'il lui restait pour réaliser ce rêve. Elle était prête à aider. Nicolas hésita :
- Je n'ai pas de moteur assez précis.
- Si j'ai bien appris une chose à votre service, c'est que celui qui blâme son erreur sur la machine est un sot.
- Je vois, dit Nicolas en souriant. Va me chercher le plan E-4 dans l'armoire en bas.
L'obstacle rencontré jusqu'ici était le découpage du haut de l’œuf. Le geste de la machine était trop brut et l’œuf se brisait tout le temps.
Nicolas passa des jours à chercher une solution avec l'aide d'Annette. Elle faisait des propositions, parfois franchement naïves, mais qui avaient l'air d'amuser Nicolas.
Vint le matin fatidique. Au lieu d’un œuf à la coque, Annette apporta la machine, baptisée la Coquette par Nicolas.
Sous le regard anxieux de l'inventeur, Annette mit fébrilement un œuf sur le coquetier intégré, referma le couvercle puis versa de l'eau dans un tube.
Un radiateur chauffait l'eau jusqu'à ébullition. Trois minutes plus tard, elle était vidée dans un étage inférieur. Venait ensuite le moment crucial : le découpage. Une scie miniature sortit et s'attaqua à la coquille dans un mouvement régulier et lent. Tel un petit miracle, le haut de la coquille céda et tomba dans l'eau avec un « ploc ! » gratifiant.
Annette, tout sourire, se retourna vers Nicolas et fut étonnée de le voir essuyer discrètement une larme.
- Je peux mourir heureux désormais, dit-il en mouillant sa lichette avec un sourire.
Il mourut un mois plus tard. Annette fut surprise de trouver son nom dans le testament du vieil inventeur. Il lui léguait la Coquette et la maison. Dans cet ordre précis.
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