Ifquéry de Jean-Mathieu TEISSIER 1er prix CPGE lycée Henri-IV 2010


Ifquéry

La nouvelle d'Ifquéry est cousue de fil blanc. Je parle bien sûr de sa nouvelle robe. Ifquéry fait partie de ces êtres intemporels et pourtant méconnus dont l'existence, bien qu'imaginaire, est essentielle à un certain équilibre entre le monde que l'on qualifie – parfois abusivement – de réel et les mondes qui lui sont adjacents. Mais lisez plutôt.





Il y eut un jour au cours duquel de la pluie tomba sur le Panthéon. Un jour bien particulier, celui de l'arrivée d'Ifquéry en notre monde. A l'époque, Paris n'était pas aussi développé qu'il ne l'est de nos jours. Cela se passait en effet peu après son éclosion, en haut de la montagne Sainte Geneviève, dans la seconde qui suivit le commencement officiel des temps. Il avait été dit que tout viendrait de l'Oeuf. Les Sages s'étaient réunis, avaient observé la Création de l'Univers et de la Vie du haut de leur promontoire. Quand tout fut fait, ceux-ci s'en étaient retournés, satisfaits de leur travail, et étaient partis dans la cuisine afin de préparer le banquet. Il avait été dit que l'on mangerait des Îles flottantes et que tous seraient enjoués à cette idée. Il avait d'ailleurs été ajouté que le régal serait d'envergure. Mais il n'avait pas été précisé que l'on manquerait de sucre pour la crème anglaise. Dans l'agitation qui ne manqua pas d'éclater à la découverte de ce fâcheux détail, la voix omnisciente de l'Orateur calme se fit entendre. Le silence revint instantanément. Il fut dit que ce serait à Ifquéry d'aller en chercher.





Un monde en cours d'éclosion, ou qui vient d'éclore, n'est généralement pas le plus stable qui soit. Il suffit de regarder la feuille blanche de l'auteur qui se remplit, peu à peu, puis s'efface, pour se construire à nouveau, différemment. Dans la claire pureté du papier, des symboles obscurs sont gravés puis disparaissent pour réapparaître peut-être ensuite et trouver au bout du compte un certain équilibre... jusqu'à la prochaine marée haute. Les mots s'érodent continûment, finissent par se polir. Ifquéry ne put que constater ce chaos du monde nouveau-né alors qu'elle se matérialisait à l'intérieur du Panthéon, lieu dédié au voyage des Sages. C'était en effet un sacré bazar.




Rien n'avait été décidé. Tout s'altérait perpétuellement, à la recherche d'un état d'équilibre. Les colonnes s'arcboutaient d'un côté, de l'autre, se tassaient, s'allongeaient, chacune s'efforçant d'être de la même forme que sa voisine. Le dôme semblait indécis, ne sachant pas s'il était censé s'effondrer ou non. Le pendule de Foucault oscillait de haut en bas et de bas en haut, tournait sur lui-même et se demandait si c'était bien cela que l'on voulait de lui. Les représentations, aussi bien sculpturales que picturales, étaient en état de frénésie. Chacune changeait de pose, cherchait un accessoire qui lui manquait, bâton ou épée le plus souvent, criait qu'elle n'était pas encore prête, que tout commençait trop tôt. Aucune couleur n'était fixée : la pierre blanche naviguait de l'orange à l'indigo, sillonnant le spectre lumineux, quitte à faire un détour du côté des ultraviolets puis se réchauffer au coin des infrarouges.


A l'extérieur, le paysage n'était pas plus rassurant. Le Soleil en particulier envoyait ses rayons de manière complètement désordonnée, train d'onde après train d'onde, changeant la fréquence d'émission selon son humeur de l'instant, ce qui ne facilitait pas la tâche des autres corps : quelle couleur adopter lorsque la source lumineuse principale n'en fait qu'à sa tête ? Les gens couraient dans tous les sens, se déplaçaient sans aucune logique, changeant subitement d'état, au détour d'une rue ou d'une conversation, se sublimant pour pleuvoir quelques mètres plus loin. Solide ? Liquide ? Gaz ? Que choisir ? Lesdites conversations étaient d'ailleurs des plus étonnantes, la langue utilisée changeant d'une phrase voire d'un mot à l'autre. Tous les dialectes, toutes les façons de communiquer étaient permis, simultanément. L'Univers existait depuis deux minutes ; Paris depuis une minute, cinquante neuf secondes, trois dixièmes et des poussières. L'indécision était à son comble.





Ifquéry s'avança. Un épais brouillard se dessinait rue Soufflot, masquant la tour Eiffel. C'était la Seine, qui souhaitait visiter les abords de son lieu de résidence avant de retourner au lit faire sa sieste. Arlequin traversa la rue en courant. Il représente un exemple de ceux qui, encore aujourd'hui, ont gardé un faible éclat du multicolore qui régnait durant cette phase de transition. Il était tellement incorporé au décors qu'Ifquéry manqua de lui rentrer dedans. « Have you seen Colombine ? » questionna-t'il en italien avant de plonger dans la Seine sous forme gazeuse. La surprise remit les idées d'Ifquéry en place. Du sucre.





Mais par où chercher ?





« -'Scusez-moi madame, vous z'auriez pas vu ma Poulopo par hasard ? »


Pour des raisons de commodité, les dialogues seront dorénavant systématiquement traduits en français, quelle que soit la langue, le langage ou le moyen de communication utilisé à l'origine.


C'était un jeune garçon au nez bourbon.


« -Non, je suis désolée. Je cherche du sucre. Sais-tu où je pourrais en trouver ?


-Ch'ais pas, mais je suis sûr que ma Poulopo, elle, elle peut vous aider !


-Et qui est cette Poulopo ?


-C'est une copine, on sait pas ousk'elle est passée... »


Le garçon sembla troublé un moment. Il s'arrêta de parler, la regarda en silence, puis demanda :


« -Vous voulez bien m'aider, hein ? »


Ifquéry ne savait trop que faire ; elle avait une mission à remplir, mais détestait percevoir de l'inquiétude chez les êtres dotés d'une âme ou d'une essence. Et puis, cette Poulopo – sait-on jamais – pourrait se révéler utile.


« -C'est d'acc...


-Super ! Venez, je dois rejoindre mes copains dans pas longtemps ! »


Et il partit en battant des bras, un sourire si radieux au visage, tellement rassuré par son nouvel espoir qu'il en oublia la cause et disparut du champ de vision d'Ifquéry.





« -Bon... »


Retour au point de départ. Pour commencer, elle aurait du mal à trouver du sucre si elle restait ainsi sur place. Quelques pas en direction de...


« -Aïe ! »


Elle sursauta, s'immobilisa. Tendit l'oreille. Calma sa respiration. Tendit l'oreille à nouveau... rien...


« -Pourriez pas vous décaler un peu s'iou plaît ? Vous êtes debout sur moi, là ! »


Elle baissa la tête.


« -Oh, pardon ! »


Elle recula. La flaque sur laquelle elle venait de marcher se mit à jaillir et se solidifia.


« -Ouf !


-Je suis navrée, je ne vous avais pas vu...


-Vous auriez pu faire attention. Faut dire que je me cachais.


-Vous êtes la Poulopo ?


-La quoi ?


-Ce n'est pas grave. »


Elle avait en face d'elle une femme qui aurait très bien pu porter un nom d'oiseau que ça ne l'aurait pas étonnée.


« -Tant qu'on y est, vous avez pas vu Pierrot ?


-Pierrot ?


-Laissez tomber. Aïe, il revient !»





La créature redevint flaque. Ifquéry jeta un œil à son environnement. Rien de foncièrement inhabituel : les couleurs n'avaient toujours pas été décidées, la mairie du V ème se disputait avec la faculté de droit, chacune voulant être à la droite du Panthéon. La Seine avait retrouvé son lit, un cheval blanc remontait la rue Soufflot. A gauche, un homme répandait quelque chose sur les pavés, attendait, haussait les épaules puis continuait son chemin. Lorsqu'Ifquéry s'aperçut qu'il avait une multitude de bourses et sacoches accrochées sur tout le haut de son corps, elle s'approcha de lui et l'aborda alors qu'il s'engageait dans la rue d'Ulm.


« -Bonjour Monsieur...


-Bonjour, bonjour... »


Il plongea sa main dans une sacoche, pris une poignée de la substance qu'elle contenait, des glands, et la laissa tomber sur le sol. On aurait dit qu'il semait du grain.


« -Seriez-vous épicier ambulant ?


-Nenni, je suis roi de France.


-Ah... N'auriez-vous pas du sucre dans une de vos sacoches ? »


Il la regarda, surpris, puis éclata de rire :


« -Ce sont des graines de chêne, mais le sol ici ne semble pas à leur convenance... Depuis le boulevard Saint-Michel jusqu'ici, en faisant un détour par le jardin du Luxembourg ! J'en ai semé, des glands ! Et tout cela en vain : pas le moindre petit signe de vie. Comment vais-je bien pouvoir rendre justice, je vous le demande !»


Ifquéry le considéra un instant, rechercha dans sa mémoire parmi les choses qui avaient déjà été dites et déclara :


« -Vous devriez essayer à Vincennes, il y a là-bas un bois qui pourrait convenir.


-Vincennes ? Allons donc, mais ça ne sonne pas trop mal ! Pourquoi pas, après tout, je ne sais plus du tout où essayer. Merci.


-Je vous en prie. Juste comme ça, ne connaîtriez vous pas une certaine Poulopo ?


-Non, mais il me semble que cette histoire a quelque chose à voir avec un cheval blanc. Au revoir ! »




Un cheval blanc... la rue Soufflot ! Ifquéry se précipita, son pied rencontra un pavé retardataire qui venait d'éclore. Après une chute haute en longueur, un homme qui passait l'aida à se relever.


« -Vous êtes bien pressée madame ! Vous ne vous êtes pas fait mal ? Bien. Je suis à la recherche de Télémaque, c'est pour écrire ses aventures... ne l'auriez vous pas aperçue ? »


Encore ! Décidément, c'était une véritable manie ! Depuis qu'elle était arrivée ici, chaque entité qu'elle croisait cherchait quelqu'un ou quelque chose ! Ce n'était pas comme si elle-même...


« -Non, pas vu. Merci, au revoir ! »





L'homme haussa un sourcil mais ne se manifesta pas plus. Elle n'eut pas le temps de parcourir trois mètres qu'une volaille lui atterrit dans la figure.


« -Pardon ! Je cherche mon pot, on me l'a dérobé. »


La patience est une vertu hautement estimée au sein des Sages. Certains en sont dotés d'une quantité qui semble tendre vers l'infini. Citons pour exemple celui qui n'acceptait de prendre un bus que si celui-ci était rigoureusement ponctuel, c'est-à-dire s'il arrivait à l'heure annoncée plus ou moins une demi-seconde, imprécisions de la mesure obligent. L'être arrivait souvent en retard bien qu'il se préparât généralement plusieurs mois à l'avance. Mais c'était sa règle : pas à l'heure, le prochain le sera peut-être.


Ifquéry n'est pas la plus patiente de tous les Sages.


« -Mais vous allez me laisser en paix, oui ! Vous croyez être les seuls à avoir des ennuis peut-être ? J'ai un cheval blanc à trouver, moi !


-Le bandit ! »


Ifquéry stoppa net, jeta un œil à son interlocutrice.


« -Plaît-il ?


-Le cheval blanc, c'est lui qui me l'a piqué !


-Enfin quelque chose de concret ! Et où est-il passé ?


-Il est parti par là. »


Elle pointa une aile en direction de la Sorbonne.


Sage et poule se regardèrent, se comprirent et se mirent en route sans ajouter mot.





Pendant ce temps, en un tout autre lieu, dans la pièce où les Sages attendaient en silence que les événements suivent leur cours, les lèvres éloquentes de l'Orateur fin recommencèrent à frémir. Il fut dit qu'il était temps de casser les œufs et de séparer les jaunes des blancs.





Le cheval broutait. Lorsqu'un métro passait rue Cousin-Sorbonne, il levait distraitement la tête, ruminait un moment... puis se ressaisissait et reprenait son activité après avoir émis un subtil meuglement. Un pot en fer-blanc était attaché par une lanière à son cou, tintait un peu à la manière d'une cloche à chacun de ses mouvements, comme si une cuillère se trouvait à l'intérieur. Ifquéry et la poule l'épiaient ainsi de la terrasse des Patios depuis quelques minutes, parlaient stratégie. Leurs buts divergeaient ; l'oiseau voulait récupérer le pot, quitte à assommer pour cela l'équidé alors qu'Ifquéry ne cherchait qu'à lui parler. L'esprit pratique l'emporta finalement : Ifquéry poserait les questions d'abord, et on l'assommerait ensuite.


Ifquéry régla l'addition et sortit. Le cheval n'avait pas bougé.


« -Bonjour. Êtes-vous un cheval blanc ?


-Meuuuh. Pardon. Je voulais dire : Hiiiiii.


-Ah ! Je suis bien contente de vous trouver enfin, figurez-vous que... »


C'est à ce moment qu'une explosion de photons retentit. Partout, de toutes les couleurs, ils jaillissaient, éblouissaient, blessaient la rétine. Ifquéry se jeta à terre. Le cheval paniqua ; blanc de peur, il s'envola à tire-d'aile par-dessus l'Université, le pot tintant plus fort que jamais.





« -Encore raté ! »


Un homme était debout au milieu de la place. Il s'épousseta. Quand il s'aperçut qu'il n'était pas seul, il s'éclaircit la voix et demanda, un sourire radieux au milieu du visage :


« -Oh, bonjour ! Comment allez-vous ? »


Ifquéry se releva. Elle répliqua, froide :


« -Et à qui ai-je l'honneur ?


-Au futur Soleil de ce monde, madame ! Celui que nous avons actuellement, il faut bien le dire, n'est pas des plus satisfaisants. Nous espérons que la séance d'entraînement ne vous a pas trop déboussolée. Il est vrai que nous éprouvons encore quelques difficultés à maîtriser l'émission, surtout du point de vue de la régularité et de l'uniformité. Mais nous avons bon espoir ! Voyez-vous, les photons sont des êtres particulièrement sensibles. Pas assez d'énergie et ils ne veulent pas partir, juste un peu trop et...


-Simple curiosité, que faites-vous dans la vie ?


-Monarque absolu, madame !


-Je vois... »


La poule arriva, un gourdin sous l'aile.


« -Nom d'un fétu en mousse ! Mais qu'est ce qu'il s'est passé ici ?


-Monsieur s'exerçait à illuminer. Ce faisant, il a donné au cheval rouge une peur blanche... des ailes lui ont poussé et il a décampé. »


Elle était bleue mais riait vert. La poule entra dans une colère jaune.


« -J'avais bien dit qu'il fallait l'assommer avant ! Qu'est ce qu'on fait maintenant ?


-Mesdames, nous vous prions de rester calmes, voyez, nous sommes noirs de honte. Ou en tout cas le serions si n'étions monarque. Ceci étant dit, nous sommes persuadés que votre cheval à l'étonnante couleur ne doit pas se trouver bien loin. Il a des ailes, il vole donc. Et par où peut-il voler, sinon vers le haut ? Voyez, ce n'est pas bien compliqué. Nous devons vous laisser cependant, il nous reste moult progrès à faire. Puissiez vous goûter au succès de votre entreprise ! »





Le cheval était bien là-haut, faisait des tours de la coupole du Panthéon en hennissant, terrifié. Son comportement pourrait étonner certains Parisiens actuels. A l'époque on lui accordait à peine quelques instants d'attention. Le pot faisait un peu de bruit, sans trop, couvert de toute manière par la querelle mairie/faculté qui se poursuivait, d'autant plus que les autres bâtiments prenaient parti, voire réclamaient eux-mêmes une place plus honorifique. Devant la bibliothèque, la volaille et Ifquéry discutaient. Ifquéry hésitait entre monter en haut de l'édifice pour essayer de raisonner le cheval, ou utiliser un lasso pour le ramener à terre. La poule était quant à elle plus exaltée et voulait en finir au plus vite, quitte à lancer son gourdin. On verrait bien ce que cela donnerait.


Ifquéry ne répliqua pas. Il manquait quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui avait accompagné ses sens pendant un certain laps de temps et qui avait soudainement disparu. Le hennissement.


Le cheval était toujours là-haut. Tournait en rond. Sa peur s'était volatilisée. Les yeux grands ouverts, le regard vide, il faisait des tours à l'extérieur de la coupole, son bocal. Un tour de bocal, une bulle. Et ainsi de suite. Un cheval rouge. Une bulle, un tour de bocal. De suite et ainsi. En rond tournait. Trois petits tours mais s'en va pas. Trois bulles, le bocal.


Quand une créature a peur, il lui arrive de rétrograder.


« -Eh ben, v'là ot'chose ! Complètement givré, le canasson ! Pour sûr, faut le descendre ! »


La poule ne fit ni une, ni deux. Elle balança son gourdin de toutes ses forces avant qu'Ifquéry ait songé à la retenir.





En un tout autre endroit, à l'extérieur de ce monde, à une date infiniment proche des événements relatés plus hauts, le dernier œuf se trouva cassé et ses deux constituants intérieurs, le jaune et le blanc, séparés, chacun mis dans le récipient qui lui avait été assigné. Le fouet était en place, attendait le mot d'ordre.


Il fut dit qu'il était temps.


On battit les blancs et ils se mirent à neiger.





Une véritable avalanche se déversa sur la Création. Des confins de l'Univers, franchissant le mur de la lumière. Pureté blanche absolue. Elle atteignit notre Galaxie, ralentit jusqu'à l'extrême afin que tous pussent se rendre compte de ce qui justement advenait. La Voie se couvrait d'un blanc de lait. Tous les yeux étaient fixés sur elle. Ifquéry. La poule. Le cheval blanc. L'humanité. Les créatures poilues, imberbes, à bec, à branchies, unipodes, bipèdes, tripodes, hexapodes, avec des plumes, écaillées, invertébrées, à nageoires, à feuilles, à épines, à vibrisses convexes, concaves, hexagonales, avec des serres, des griffes, des crocs, un pelage rouge à pois jaune, dormant le jour, la nuit, entre midi et deux, avec la maison sur le dos.... . Le gourdin même avait suspendu son vol et regardait, médusé. De plus en plus près, le blanc. Jamais il n'y eut si grande union entre les êtres animés ; tous vibraient à la même fréquence. Communion. Aucun son n'émanait plus de nulle part. Le silence absolu. Le blanc. Toujours plus près. Plus près du blanc.


Le ciel se trouva noir de blanc.


Et tout fut enfoui.







Ifquéry...


Ifquéry...


Ifquéry... le sucre.


Ifquéry se releva. Eut des nausées. La tête lui tournait. Elle ressentait de la douleur partout. Se dématérialiser, ne serait-ce qu'un instant !


Le sucre. Pour la crème anglaise.


Ifquéry se concentra, reprit ses repères. Elle se trouvait en haut de la rue Soufflot, au-dessus de la neige. Pourquoi et comment, elle n'aurait su le dire. Elle respirait. Il y avait de la neige partout. A perte de vue. Mais pas uniformément répartie. Sur la Montagne la couche paraissait très fine si l'on tenait compte du fait que seul le haut de la tour Eiffel était visible. Tout semblait plus calme, plus paisible. Un nouvel ordre, en quelque sorte. Sérénité. Une colombe planait ; Ifquéry reconnut en elle la flaque de tout à l'heure. Arlequin la poursuivait, il aperçut Pierrot et fit demi-tour. Exit Arlequin. Le Soleil émettait une lumière blanche, régulièrement, sans à-coup. Les querelles immobilières s'étaient tues. Une méduse flottait au-dessus de la coupole du Panthéon. Elle s'échoua sur la croix pour se transformer spontanément en pluie.


A côté d'Ifquéry gisait le cheval, inconscient. Ses ailes s'étaient effacées. Le pot se trouvait quelques pas plus loin, à côté de la poule qui se relevait lentement, incertaine.


Un petit garçon au nez bourbon arriva en courant, les yeux brillants d'émotions :


« -Ma Poulopo !


-Riton ? »





La poule lui sauta au cou. Ils tournèrent en rond, riant aux éclats. La joie qui émanait de ces retrouvailles était une preuve on ne peut plus claire du lien qui unissait ces deux personnages. Ifquéry se sentait, elle aussi, le cœur bien plus léger. Dire qu'elle cherchait le cheval blanc alors qu'elle avait la Poulopo sous les yeux ! Elle n'avait pas même songé à lui demander qui elle était lorsqu'elle l'avait rencontrée... enfin... .


Après quelques tours, le garçon sembla remarquer la présence d'Ifquéry, il accourut.





« -Ch'avais bien que vous z'alliez m'aider ! ».


Et il éclata à nouveau de rire.


Ifquéry...


Elle sursauta. Oui, d'accord, j'y vais.


« -Poulopo, il me faut du sucre. En aurais-tu ?


-Ça doit pouvoir se trouver... »




La Poulopo reprit son pot. Elle défit la lanière, le mit bien en place sur la tête puis fit quelques pirouettes et acrobaties en récitant des formules passe-partout. Cet intermède magique dura quarante-deux secondes. Elle retira ensuite son pot et le déposa sur le sol. Un lapin blanc au chapeau haut de forme en sortit. Il bondit hors du pot, fit quelques pas de claquettes avant de saluer l'assistance, baissant bas le chapeau d'où sortit une deuxième poule avec un pot en fer-blanc. Celle-ci s'approcha d'Ifquéry, lui donna son pot avec une courbette et se volatilisa. A l'instant où le lapin revint dans le pot originel en exécutant un saut périlleux, le pot qu'Ifquéry tenait se fit profond, de plus en plus profond. Son volume ne changeait guère, un observateur extérieur n'eut rien remarqué. Mais Ifquéry voyait nettement le fond s'éloigner. Devenu un gouffre béant, le pot se referma sur lui-même. Sa paroi s'amincit jusqu'à ce qu'il devienne un sachet.





« -Voilà, c'est fait !


-Je te remercie infiniment.


-Je t'en prie. Tiens, v'là mon voleur qui se réveille ! »





Le cheval blanc venait en effet de reprendre conscience. Il s'ébroua puis demanda, un peu sonné :


« -Bonjour. De quelle couleur est le cheval blanc ?


-Je ne sais pas. Voleur, veux-tu nous accompagner ? demanda la Poulopo.


-Si vous voulez bien de moi, avec plaisir. Je ne sais pas où aller.


-Tu es donc des nôtres. »





Ifquéry avait du mal à saisir. Elle allait demander quand la Poulopo se tourna vers elle :


« -Et bien Ifquéry, ravie d'avoir fait ta connaissance. »


Remarquant de la surprise sur son visage, elle expliqua :


«-Ton nom m'est connu mais ce n'est qu'un hasard. J'aurai tout aussi bien pu utiliser n'importe quel autre mot pour te désigner. Je suis tombée juste, ce n'était qu'une coïncidence... Assez parlé, il est temps de te dire adieu. »





Ifquéry ne comprenait plus rien.


Il avait été dit que certaines choses demeureraient inexpliquées.


Elle ne se fit donc pas violence.


« -Adieu ! Merci.


-Adieu, dit la poule.


-Au r'voir, ajouta le garçon.


-Salut ! précisa le cheval. »





Et ils firent tous les trois route dans la même direction.





La vie déjà reprenait. On commençait à déblayer. Le travail ne manquerait pas dans les prochains jours. La neige en surplus allait alimenter les océans dont le niveau avait besoin d'être remonté : la Terre ne s'appelait pas encore ''Planète Bleue'' en ce temps.


Tous étaient heureux et rassurés : quelque chose avait enfin été fixé et ce sur le long terme. Les enfants jetaient des boules de neige et jouaient à la luge. Des igloos et des forts poussèrent comme des champignons.





Ifquéry sourit. Son essence rayonnait de bonheur. Elle gravit les marches du Panthéon, jeta un dernier regard en arrière,


et remarqua ainsi que sa nouvelle robe était un brin décousue.

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