Les Paravents de Jean Genet jusqu'au 19 juin à l'Odéon : critique par Milo Lemagnen

 La comparution

Vu le 6 juin 2024, Les Paravents de Jean Genet mis en scène par Arthur Nauzyciel au théâtre de l’Odéon, le texte de la pièce sur les genoux et les yeux suspendus à la bouche des personnages progressivement appelés à comparaître dans le monde des morts. Victimes comme bourreaux, deux traits blancs sur chaque joue nous indiquant leur trépas, partagent ainsi le même espace scénique on ne peut plus aéré : des gradins immaculés remplaçant les fameux « paravents » mobiles qui devaient départager chacun des seize « tableaux » si l’on en croit les riches et précises indications de Genet (Les Paravents éd. L’arbalète p.9).

  Pourquoi opter pour cette ouverture radicale de ce décor unique ?

  C’est que, comme le dit Patrick Boucheron, Spectres de Marx à l’appui, dans sa conférence qui précédait la première représentation de la mise en scène de Nauzyciel au TNB et que tout le monde attendait alors (Boucheron compris, qui ne l’avait jamais vue), c’est la meilleure façon de se débarrasser de tous les fantômes de la guerre (d’Algérie), c’est à dire « en les appelant tous, tous, sur scène, pour qu’ils disent leurs misères et qu’ils les disent dans la langue de Genet, c’est à dire somptueusement, c’est la seule manière de ne pas se livrer à des répétitions parodiques. » (https://www.youtube.com/watch?v=F4x-YmF-1Fc&t=138s 46’).

  On peut pousser l’interrogation : pourquoi alors, ne pas avoir choisi un espace sans relief où les figures seraient au même niveau et pourraient ainsi faire l’épreuve du face à face ?

  Cet espace blanc, tout « neutre » qu’il pouvait nous apparaître au moment de s’installer en salle, ne l’est pas le moins du monde. Au contraire, cette structure pyramidale qui voit pourtant se confronter, plusieurs heures durant, les voix, les cultes et les symboles les plus divers et les plus irréconciliables reste immuable. C’est cette neutralité même d’un espace dont l’appropriation demeure précisément en question que l’on reçoit comme inconditionnelle violence. « Tout se déroule sur un axe vertical, axe qui pose aussi le rapport politique de la colonisation » annonce Nauzyciel dans le livret distribué en salle (p.4). Escalier monolithique symbolisant donc la rigidité d’un pouvoir étatique qui veut garder un territoire sous son égide mais venant aussi incarner spatialement, et ce avec une telle évidence qu’elle nous fait littéralement violence, les relations de pouvoir, de hiérarchie. En particulier dans le dixième tableau, terrible dans la caricature qu’il propose (mais en est-elle vraiment une?) de deux colons (Monsieur Blankensee et Sir Harold, évidemment placés tout en haut des marches) face à des travailleurs algériens, tout en bas, courbés et les mains liées (Sir Harold : « ne jamais oublier de les appeler par leurs nom. Abdil… Saïd… Malik… Naceur » - Monsieur Blankensee : « voilà le ton juste. A la fois ferme et familier. Pourtant, il faut rester sur vos gardes. C’est qu’ils risquent un jour ou l’autre, de vous tenir tête… Et de répondre… » - Sir Harold : « C’est le danger. S’ils prennent l’habitude de répondre, ils prendront celle de réfléchir. » p.109). Cette scène choque bien plus aujourd’hui que la fameuse scène du pet patriote que les soldats français administrent à leur lieutenant à l’article de la mort (quatorzième tableau) et qui s’avère plutôt comique (scène, rappelons-le au passage, qu’attendaient les réactionnaires pour interrompre le spectacle le soir du 16 avril 1966). Si ce dixième tableau perturbe d’autant plus le spectateur, c’est parce qu’il le confronte à des discours qui relèvent encore du vraisemblable, qui peuvent encore être analysés sous le prisme de critères moraux (c’est évident devant le dangereuse logique de Sir Harold « Si un Français me vole ce Français est un voleur, mais si un arabe me vole il n’a pas changé : c’est un arabe qui m’a volé et rien de plus. Ce n’est pas votre avis ? Il n’y a pas de propriété en immoralité » (p.115) Par ailleurs faire résonner cette dernière phrase dans un espace scénique que nous avons tenté de définir plus haut comme inappropriable dans son irréductible neutralité apparente ne fait que décupler la violence symbolique omniprésente puisque, si l’on en croit l’argumentaire du colon, l’arabe ne peut rien posséder, à commencer par sa propre terre, étant soi-disant immoral par nature. Inversement, lorsque les Algériens entrent en désaccord, c’est encore selon ce qu’il reste des principes moraux en temps de révolte (ainsi, Bachir, au début du quatorzième tableau : « Arseniser les puits, c’est un péché », et à Ommou de répondre : « Les péchés te font peur ? On n’a pas autre chose à vivre que les péchés, il faut les vivre. Je n’ai rien contre Dieu, mais il voit qu’il ne nous a laissé que les péchés. » p201-202) On est ici à la racine de ce qui rendait intolérables les oeuvres de Genet selon Sartre : « Cette austérité janséniste, ce pédantisme moral qui se mêlent si étrangement aux peintures scandaleuses. C’est cette volonté d’édification qu’on lui pardonne le moins ; on lui passerait à la rigueur ses obscénités : on ne tolère pas qu’il moralise à leur propos. » (Saint Genet, comédien et martyr éd. Gallimard Coll. « Blanche » p513). Ainsi rejouer Les Paravents, près de 60 ans après sa création à l’Odéon même, ça n’est plus, ça n’est pas choquer un pays (néo)colonial en le confrontant à sa caricature grossière mais arriver à faire comparaître dans un même espace scénique (qui est du même coup encore un espace moral) l’entièreté du monde des morts, véritables fantômes d’une guerre d’Algérie dont on commence seulement à panser les plaies.


Milo Lemagnen

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