2017 Abîme Julie LODS 1LES 2ème prix lycée


Abîme


Il se souvenait parfaitement de ce rêve. De chaque détail, de chaque sensation. Le décor n'était pas très complexe. Un escalier ou plutôt une suite de marches que rien ne reliait descendait, entourée d'un halo incolore. Cette descente n'avait pas de fin, il le savait. Toutes les lignes étaient droites, d'une rigidité angoissante. Les contours secs des marches, leur trajectoire rectiligne. La longueur irréelle de ses jambes.
Cet escalier ne lui permettait pas de monter. En effet, au fur et à mesure qu'il avançait, les marches qu'il avait foulées se désagrégeaient. Ne restait plus alors que le halo incolore. Il aurait été inimaginable de rester sans bouger. Une force écrasante, propre aux rêves, le poussait à descendre. A chaque marche, un malaise de plus en plus étouffant s'emparait de lui. Quelque chose le terrorisait, mais il lui aurait été impossible de dire ce que c'était. Un enfant apparut, monta des marches imaginaires sans lui accorder un regard. Puis il disparut. Il aurait voulu l'interpeller. Finalement, il eut la force de se jeter dans l'abîme inexistant qui entourait l'escalier. Il se réveilla.

S. resta longtemps devant son miroir, hébété. Aujourd'hui il avait 21 ans. Cette année encore, par principe, il ne fêterait pas son anniversaire. Cette fête ne voulait rien dire pour lui, il n'avait pas vraiment changé. Ses convictions restaient toujours les mêmes, à quelques détails près. Il avait toujours une seule grande et unique passion, la peinture, même si en y réfléchissant bien (ce qu'il n'avait pas très envie de faire), cette passion était plutôt devenue une habitude. Même physiquement il était resté le même, c'était surprenant  : toujours ce demi-sourire légèrement enfantin, ces grands yeux ronds de fille, ces lèvres roses et charnues qu'il mordillait avec une naïveté affectée. Le jeune homme revendiquait ardemment cette absence de changement. Il ne devait surtout pas «  grandir trop vite  », voire pire, «  mal tourner  » comme disaient ses parents. Ses parents... Ils le comprenaient vraiment, eux. S. n'aurait pas supporté de baisser dans leur estime. De toute manière, il était toujours irréprochable.
8h05  ! Il dévala les escaliers, mais s'arrêta soudain, esquissant un sourire ironique. Amusé, il remonta deux ou trois marches, réfléchit quelques secondes, rit d'un rire forcé et descendit à toute vitesse.
Aux Beaux-Arts, il devait s'approprier une œuvre de son choix. Sans réfléchir, il pensa immédiatement à l'escalier d'Escher, un trompe-l’œil où un défilé de soldats encagoulés parcourt un escalier sans issue, qui ne va nulle part, qui monte et qui descend en même temps. Cette gravure l'obsédait depuis qu'il avait seize ans. Il choisit de faire sauter ces personnages aveugles dans l'abîme qui trouait cet escalier. Comme ça, ils iraient enfin quelque part. Ils ne stagneraient plus.
Non, cette interprétation ne lui plaisait pas. D'abord, parce que les personnages ne «  stagnaient pas  », ils étaient constamment en mouvement. Ça en devenait presque oppressant. Oui, c'était cette oppression qu'il avait voulu combattre, ce mouvement perpétuel qui lui donnait mal à la tête. Il réfléchit à une analyse qui lui convenait davantage  : les personnages arrêteraient enfin d'avancer. Ils ne seraient plus obligés de sans cesse gravir des marches. C'était tellement fatiguant de toujours devoir bouger, évoluer, tellement risqué aussi... Et surtout, devoir marcher pour aller nulle part, pour rester prisonnier d'un escalier sans issue, n'y avait-il rien de plus terrible  ? Sauter dans l'abîme apparaissait comme la meilleure des solutions.
En arrivant devant chez lui, il vit une voiture de police garée devant son immeuble. Un voisin (qu'il ne connaissait pas) était tombé dans la cage d'escalier cet après-midi. Après le visage horrifié et les quelques paroles d'usage, il monta au cinquième étage. Sans vraiment savoir pourquoi (le stress peut-être, sa journée aux Beaux-Arts avait été épuisante), S. resta quelques minutes abruti sur le palier, n'osant pas introduire la clef dans la serrure. C'était ridicule, mais ce sentiment de malaise persistait  : il voulait s'enfuir. S. se força à rire. Exaspéré contre lui-même, il ouvrit brutalement la porte. En entrant dans sa chambre, il resta médusé devant son mur, le cerveau embué. Pendant qu'il était en cours, « on » avait accroché entre son étagère d'intellectuel et sa lampe Ikéa une reproduction du dessin qu'il venait de travailler : l'escalier d'Escher. Une chose cependant avait été modifiée  ; un personnage noir d'encre, au lieu de défiler aveuglément avec autres, se penchait dangereusement vers l'abîme.
Qui avait la clef de chez lui  ?? Personne... Non, c'était impossible. Sa sœur peut-être  ?! Le mois dernier, il lui avait prêté un double. Mais elle le lui avait rendu, non  ? Apparemment non. Voilà, tout s'expliquait. Quand même, il n'était pas si proche de Marie... et puis ce n'était pas du tout son genre les surprises comme ça. Quoique... pourquoi pas après tout  ? Il pouvait l'appeler. Pour être honnête, il n'en avait pas très envie, craignant un  : «  Mais qu'est-ce que tu racontes S.  ? Moi, m'introduire chez toi  ? Pour qui tu me prends  ? Allez, bonne nuit, je dois coucher les jumelles.» Oui, il lui téléphonerait demain. De toute manière, ça ne pouvait être que Marie.
S. se coucha. Et il refit le même rêve. Les mêmes marches, la même descente infinie, la même angoisse, le même abîme, la même obligation d'avancer. Sauf que là, il savait ce dont il avait peur. Quelqu'un (qui bien entendu lui voulait du mal) allait venir à sa rencontre. Il en était sûr. Il croyait entendre des bruits de pas. Pourtant personne ne peut monter cet escalier... Et l'enfant du premier rêve? Oui, mais il marchait dans l'autre sens... S. ne savait plus... N'était-ce pas absurde de chercher une logique à un rêve? Et puisque c'était un rêve, l'autre pouvait arriver d'un moment à l'autre. Il guettait le fond infini de l'escalier. S. continuait de descendre, ses jambes avançaient de plus en plus vite... Un jeune homme apparut, monta quelques marches imaginaires toujours sans lui accorder un regard et disparut.
Une fois encore, S. réussit à se projeter dans l'abîme. Une fois encore, il se réveilla.

Sa première pensée fut pour le dessin. Hésitant, il leva les yeux. Il était toujours là. Logique.
En descendant, il trouva une lettre  : le jeune homme avait encore remporté un prix à l'important concours Olymp'Arts. Il téléphona immédiatement à ses parents.
  • Mon petit chéri, papa et maman ne sont pas du tout étonnés.
Au cours de la journée, rien de spécial. Ah si, à plusieurs moments, il eut le sentiment désagréable de redire des choses qu'il avait déjà dites. Mais ça, ça n'était pas nouveau. Quand on lui parlait, il n'avait pas besoin de beaucoup réfléchir avant de répondre  : les thèmes abordés lui étaient familiers et il avait des opinions élaborées et ancrées sur chacun d'eux.
Le soir, il essaya de rester le plus longtemps possible hors de chez lui. Au bout d'un moment, il fut quand même obligé de rentrer. En arrivant dans sa chambre, ses yeux furent attirés par l'immense reproduction qui trônait, narquoise, sur le mur.
Non.
Si.
Non.
Et pourtant si.
Quelque chose avait changé.
Rien de spectaculaire, mais pour lui, c'était flagrant.
Un des soldats encagoulés dévisageait le personnage suicidaire. Il en était sûr. Normalement, les personnages passaient leur chemin, ignorant presque la présence des autres. Mais là, un soldat aveugle avait momentanément arrêté sa marche pour contempler le nouveau. Aucun doute possible.
Il attendit, immobile, que quelque chose se passe. Quelque chose devait arriver, un événement surnaturel, un dénouement, une explication  ! Non. La pièce était calme, froide et silencieuse, comme d'habitude. Il n'osait pas bouger. Un mouvement troublerait cette normalité factice.
S. finit tout de même par avancer, calmant son souffle, vers la reproduction qu'il déchira le plus vite possible. Comme s'ils allaient se métamorphoser entre ses doigts, il jeta violemment les morceaux dans la corbeille. Rien ne se passa.
Toute la nuit, il lutta contre le sommeil. Il ne devait surtout pas s'endormir. La moiteur de son lit l'appelait. Il hésitait à appeler la police, mais il imaginait déjà le rire gras ou le soupire exaspéré au téléphone. Il voulait aussi s'empêcher de réfléchir, c'était trop angoissant.
Finalement, à l'aube, exténué il ferma les yeux juste quelques secondes.
Cette fois-ci, S. ne se réveillerait pas. Il descendait les marches d'un mouvement mécanique. Le bruit des pas qui se rapprochaient devenait assourdissant. L'autre personnage allait arriver. Lui, avait été recouvert de noir. Mais cet escalier ne formait pas une boucle. Non, il ne pouvait que descendre. Il tenta désespérément de se jeter dans l'abîme. Inutile. Il revenait au même endroit, comme dans un jeu vidéo. Il se demanda alors s'il avait plusieurs vies, si au bout d'un moment il finirait par mourir. Mais il n'était pas censé mourir, il était juste censé descendre. Au fur et à mesure que les marches s'effaçaient derrière lui, elles gagnaient en hauteur Qu'est-ce qui lui arrivait  ?? Ses mains devenaient de plus en plus potelées, ses pieds de plus en plus petits... Les pas se rapprochaient toujours. S'il descendait encore, il... Non. Il ne pouvait pas mourir. Mais les marches semblaient être de plus en plus hautes... de plus en plus infranchissables. Il sentait ses jambes devenir molles sous lui. Elles lui faisaient mal. Sa tête trop lourde penchait vers l'avant. Encore une marche. Une silhouette en noir et blanc apparut devant lui. Un vieil homme proche de la mort. Il s'arrêta un instant. Le jeune homme se reconnut dans ces traits flétris, comme il aurait pu se reconnaître dans ceux du petit garçon ou de l'adolescent. « Bon anniversaire ». Puis il repartit, terminer la vie que S. ne voulait pas vivre.
Il se mit à quatre pattes. C'était plus facile comme ça. Chaque marche lui prenait une éternité qu'il n'avait pas. Il finit par se laisser rouler.

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